Ré-articuler la performance sur SecondLife – Cyril Thomas

[Automne 2010]

Entre les déclarations et les actions du SecondLife Liberation Army, la reconfiguration en 3D de la prison de Guantanamo filmée par Nonny de la Peña, le Liberate your Avatar de Paul Sermon, en passant par les œuvres d’Agnès de Cayeux ou encore par les réalisations de Nicolas Boone, SecondLife, créé par la société LindenLabs, reste un territoire et un espace qui ne cesse d’être traversé par les artistes, les plasticiens, les cinéastes, les dramaturges et les musiciens. De la simple création plastique transférée dans un méta-univers, du simple « white-cube » modélisé aux productions créées et diffusées dans SecondLife, un pan théorique nouveau émerge autour d’une redéfinition de trois notions : action, performance, archive. SecondLife demeure le terrain propice à la réitération de certaines performances et à la réécriture d’une partie de l’histoire de la performance.


par Cyril Thomas

Déplacement et inversion dans SecondLife : de l’action à la performance, de la performance à l’action
Le couple italien Eva et Franco Mattes, plus connu sous un pseudonyme (qui en fait correspond à l’adressage de leur site Internet : http://www.0100101110101101.org/ ) exécutait en 2007 une performance originellement interprétée par Marina Abramovic et Ulay, intitulée Imponderabilia, qui eut lieu à la Galleria Comunale d’Arte Moderna di Bologna en juillet 1977. Celle réinterprétation fut notamment visible lors du festival Exit de 2008 qui se déroulait à la Maison des Arts de Créteil. Leur performance sur la Toile n’était pas une avant-première ; elle s’insère dans un projet plus vaste qui débuta en 2007, intitulé Synthetic Performances7. Ces « rééditions » de performances soulèvent néanmoins un certain nombre de questions : qu’en est-il du spectateur qui revoit la vidéo d’un objet se déroulant sur le Net ? Qu’en est-il du participant sur SecondLife ? Au moyen de quelles archives, commentaires, récits élaborent-ils le cadre de leurs performances ? N’y a-t-il pas une perte à réitérer des performances qui avaient un sens transgressif ou une valeur de manifeste ?

A priori, le fait de revivre une performance (en direct pour les plus chanceux branchés sur SecondLife) peut amoindrir le geste initial des artistes, qui le plus souvent avaient théorisé et anticipé l’après-performance soit en conservant des textes, soit en assemblant des documents (le plus souvent photographiques et quelquefois vidéographiques). Le plus souvent, le spectateur ne verra simplement que les documents, lors de telle ou telle exposition. Parfois, certains de ces documents deviennent des archives sur la performance ; elles servent alors de sources…

La ré-activation d’un geste passé peut aussi subvertir la performance initiale en abolissant le lieu, l’espace, la galerie, le musée… Il suffit de comparer la vidéo de la performance Shoot de Chris Burden8 et celle du Reenactment of Chris Burden’s Shoot en 2007 par le couple italien. Les Mattes ne cherchent pas à coller au plus près de la source initiale. En effet, les indications présentes dans le film original qui mentionne le lieu et la date « November 19, 71 » ont totalement disparu. Les intertitres aussi, même le dernier : « Empty shell dropping on concrete floor » qui permettait de conclure, d’ouvrir sur l’après du tir, c’est-à-dire sur le concept d’un instant sculptural lié à l’impact de la balle. Dans la reprise récente, la mise en scène du couple homme-femme en avatar prime sur la performance. Idée qui s’avère être confirmée par leur Reenactment of Gilbert & George’s The Singing Sculpture. Dans ce déplacement sur SecondLife, la portée symbolique, le manifeste en lien avec la sculpture9, le rôle du socle, le jeu avec les accessoires ou la répétition de cette pièce par les artistes anglais eux-mêmes, semblent disparaître. Sur SecondLife, l’ensemble paraît aplani, nivelé par truchements successifs. Le couple qui manipule les avatars se contente de « jouer » dans un espace à mi-chemin entre le podium et la scène de théâtre.

En somme, toute l’histoire de la performance des duettistes anglais s’efface au profit d’une action (et non d’une performance), d’une imitation qui s’assimile soit à un clin d’œil, soit à une parodie. Même si la sincérité de la démarche en lien avec Synthetic Performances n’est pas mise en doute, elle s’analyse également en termes d’influence (notion si chère à une certaine critique d’histoire de l’art) afin d’assimiler Eva et Franco Mattes à des artistes contemporains et non à des médias-artistes. Cependant, même si l’enjeu de leurs œuvres consiste en un travail sur l’écart, sur le mouvement entre la notion d’action et celle de performance, un point problématique demeure. Le déplacement, le transfert de la performance au profit d’une action (qui, par le titre et quelques gestes effectués, évoque la performance) en gomment l’aspect référentiel et historique.

Autre exemple, le travail de Joseph DeLappe10 qui s’appuie sur la célèbre marche du sel initiée par Gandhi en 1930. Ce projet protéiforme et complexe (il donna lieu à des sculptures, à d’autres performances en 2009 sur SecondLife, etc.) se résume à la réitération de cette marche dans cet univers virtuel (du 12 mars au 5 avril 2008). À l’aide d’une machine créée dans le cadre du Eyebeam Art and Technological Center de New York, les pas effectués physiquement par DeLappe (et ceux des spectateurs invités à l’utiliser) se transposaient dans SecondLife. Cependant, en refusant d’actionner la touche « voler » (mode de déplacement le plus classique dans cet univers virtuel) pour son avatar nommé MGandhi Chakrabarti, il signifie l’action physique de Gandhi au cœur même de ce méta-univers ; il la performe. DeLappe réactualise le geste historique tout en opérant un basculement vers la performance afin de travailler le politique et l’Histoire dans un univers virtuel qui semble en être dépourvu. Ainsi, par cette réitération, par ce déplacement conceptuel de l’action vers la performance (c’est-à-dire le mouvement inverse du couple Mattes), il introduit et façonne une « archive performative » de la protestation et du politique au cœur même de SecondLife.

Réitérer pour mieux réécrire, SecondLife comme palimpseste
Au delà de la réitération et de la monstration sur un simple écran, quelques artistes, notamment Lynn Hershman Leeson11, ont envisagé une véritable ré-écriture d’une œuvre passée, mais en prenant en compte l’espace de monstration, à la fois dans l’espace d’une exposition, sur SecondLife et comme archives d’un musée personnel disponible également sur SecondLife. Bien que l’île mise en place par les chercheurs du Stanford Humanities Lab12 dédiée aux archives de Lynn Hershman Leeson ait évolué de manière considérable en trois ans, il semble qu’une forme a priori aboutie existe depuis le 7 janvier 2010.

Sous le titre Life Squared, l’artiste désigne dans un premier temps une installation présentée lors de l’exposition « les vases communicants-e-art », à Montréal en 200713. Cette installation s’appréhendait comme une sorte de remake d’une performance réalisée au Dante Hotel en 1973-1974, remake conçu par le déplacement d’éléments d’archives dans l’espace de SecondLife. Il s’avère que la scénographie même de cette installation (installation qui ne représentait qu’une partie des travaux de l’artiste présentés lors de cette exposition) et des suivantes se retrouve modélisée au cœur même de SecondLife, brouillant ainsi un peu plus les pistes pour le spectateur ne sachant si, sur SecondLife, il percevait la maquette de la scénographie à venir pour Montréal ou alors une simple reconstitution en après-coup de la scénographie dans SecondLife.

Trois ans plus tard, la question reste ouverte mais se double d’une autre question sur la monstration et sur l’architecture même du lieu. En effet, en 2007, deux espaces distincts permettaient de séparer la partie purement archivistique (qui se concentrait en majeure partie sur la constitution et l’élaboration du double de l’artiste, nommée Roberta Breitmore, et notamment sur la constitution de tous les faux papiers d’identité et sur le processus de grimage, comprenant la perruque blonde, les gestes à adopter et le maquillage à porter) de celle liée à la modélisation de l’hôtel Dante (effectuée à l’aide de quelques photographies). À ces deux pièces venaient s’ajouter la reconfiguration et la modélisation de l’espace scénographique du musée à Montréal, qui intervenait dans une sorte de troisième bâtiment facilement accessible pour l’avatar. À l’heure actuelle, un ensemble beaucoup plus cohérent, qui englobe les éléments précédemment cités, constitue un seul bâtiment divisé en plusieurs pièces permettant de se plonger dans les archives. Ainsi, le spectateur retrouve la chambre n° 47 du Dante Hotel, agrémentée d’un documentaire et de quelques objets modélisés ; s’y ajoutent trois pièces distinctes : The Archive Reanimated, Life Squared, Roberta Breitmore pour la première, The Archive Reanimated, Life Squared, Dante Hotel et SF Moma, Life Nth qui correspond à différentes archives photographiques. Sans oublier les salles dédiées à différentes autres expositions.

Transfert d’Histoire ou transfert d’histoires ?
Même si le projet sur SecondLife, et le projet plus global de « Life Squared », est directement lié au don de ses archives à une institution spécifique, il s’avère que la mise à disposition de ce fonds est mise en scène par l’artiste dans les moindres détails. Une hypothèse voit alors le jour : l’artiste se sert de SecondLife pour réitérer et parfaire la biographie de son double, Roberta Breitmore, qu’elle a mis en scène dans des performances, dans des œuvres, dans des écrits de 1974 à 1978. Ainsi, la plasticienne fait du Dante Hotel le lieu de naissance et le point de départ des performances mettant en scène son double. D’ailleurs, le nom même de son avatar, Roberta Ware (wares pour traduire marchandises, dans ce cas précisément il s’agit d’une marchandise archéologique, d’archives), porte alors une tout autre ampleur.  Dans les années 1970, la création ou plus exactement la naissance et l’arrivée de Roberta Breitmore à San Francisco, c’est-à-dire le commencement de ses activités polymorphes, demeure une sorte de mystère. Cette partie de l’histoire de son double est presque lacunaire et s’oppose au reste de son existence qui est très documentée. En fait, au moyen de SecondLife, Lynn Hershman réécrit une partie de la biographie de son double, Roberta Breitmore, en lui donnant un véritable point de départ : en arrivant à San Francisco, elle s’installa au Dante Hotel. Ancrage empreint de fiction qui justifie en partie le soin apporté dans les choix des archives tant vidéo que photographiques disponibles sur SecondLife, brisant parfois le lien entre documents et œuvres, entre réinterprétations et réécritures de sa propre carrière ou du moins des performances exécutées par Roberta Breitmore…

Pour cette artiste, il ne s’agit pas d’effectuer des déplacements entre action et performance, mais bien d’activer l’archive pour qu’elle ne soit pas qu’une trace mémorielle mais un complément, une production à part entière, qui s’intègre à un projet ou à une production artistique particulière qui permet à la fois une réinterprétation et une réappropriation des matériaux originaux afin de réactiver telles ou telles performances interprétées par elle, ou par une commissaire, ou une autre personne grimée sous les traits de Roberta Breitmore, mais surtout d’élaborer une continuité.  Un fil rouge, presque une narration, qui met en scène une grande partie de ses pseudonymes et de ses doubles afin de gommer les approximations chronologiques et de composer une monographie d’envergure sur la majeure partie de ses performances. Ainsi, la réitération intervient dans la ré-activation de performances passées qui forment le sous-texte d’une œuvre plus complexe, plus globale afin de fictionnaliser un peu plus sa biographie d’artiste. Une écriture fictionnelle qui s’élabore par, dans et au travers de la sélection d’archives scénographiées, modélisées parfois dans SecondLife.

1 Se reporter à l’interview : http://currents.dwrl.utexas.edu/2010/delaPena-Weil_Gone-Gitmo

2 Se reporter au site de l’artiste http://creativetechnology.salford.ac.uk/paulsermon/liberate/

3 Se reporter au site de l’artiste  http://www.agnesdecayeux.fr/ et pour le projet Alissa, visible sur l’espace virtuel du site du Jeu de paume : http://lemagazine.jeudepaume.org/2010/05/agnes-de-cayeux/

4 Se reporter au site de l’artiste : http://www.nicolasboone.net/

5 Pour une approche tant historique qu’artistique, se reporter à l’ouvrage collectif dirigé par Agnès De Cayeux et Cécile Guibert, Seconde Life, un monde possible, Paris, éditions les Petits Matins, 2007.

6 Cf. Brian O’Doherty et Patricia Flaguières, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, Zurich, éd. Jpr Ringier, 2008.

7 Lire les différents entretiens avec les artistes : http://www.0100101110101101.org/home/reenactments/interview.htm

8 Plusieurs extraits sont disponibles sur la Toile. Se reporter à Chris Burden, Beyond the Limits, Cantz, ed. by Peter Noever, MAK, 1996, p. 193 et à Kristine Stiles, Robert Storr, Paul Schimmel, Fred Hoffman, Chris Burden, Londres, Thames and Hudson, 2006.

9 Se reporter aux quatre pages intulées A Guide to Singing Sculpture reproduites dans Carter Ratcliff & Robert Rosenblum, Gilbert & George. The Singing Sculpture, Londres, Thames and Hudson,1993, p. 37  et à « The Singing Sculpture : Interview with Wolf Jahn », 1995 dans The Words of Gilbert & George, Londres, Thames and Hudson, 1997, p. 239-252.

10 Cf.http://www.unr.edu/art/delappe/DeLappe%20Main%20Page/DeLappe%20Online%20MAIN.html et http://www.brooklynrail.org/2008/04/artseen/joseph-delappe-gandhis-march-to-dandi. À lire également Lizbeth Goodman et Denise Doyle, Kritical Works, University of Wolverhampton, 2009, p. 27-29.

11 M. Tromble (sous la dir. de), The Art and Film of Lynn Hershman Leeson, Secret Agent Private, Berkeley & Seatle, éd.  University of California Press, & Henry Art Gallery, 2005. À suivre également le blog consacré à l’actualité de l’artiste : http://lynnhershman.com/livingblog/ Se reporter également à l’article « This Life » d’Amelia Jones de septembre 2008 dans Frieze disponible à http://www.frieze.com/issue/article/this_life/ et surtout à Lynn Hershman Leeson in Conversation with Gabriella Giannachi dans Leonardo,  MIT Press, vol. 43, n° 3, juin 2010, p. 232-233.

12 cf. http://www.stanford.edu/group/shl/cgi-bin/drupal/?q=node/31. Se reporter également à la retranscription d’un entretien entre l’artiste et Michael Shanks : http://documents.stanford.edu/michaelshanks/254 13 http://www.fondation-langlois.org/e-art/f/lynn-hershman.html

Cyril Thomas est doctorant à l’université Jules Verne de Picardie et à l’école Télécom ParisTech, membre du Centre de Recherches en Arts. Il est rédacteur en chef de la revue trilingue (Fr, En, Nd) Transdigital.

 
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