William Eggleston, Democratic Camera, Photographs and Video, 1961-2008 – Sylvain Campeau

[Automne 2010]

Democratic Camera, Photographs and Video, 1961-2008
Art Institute of Chicago, Chicago
Du 27 février au 23 mai 2010

Alors qu’il est jeune étudiant, William Eggleston achète sa première caméra et tombe bientôt sur un ouvrage qui l’inspirera grandement : il s’agit du livre d’un photographe français, Henri Cartier-Bresson, intitulé Images à la sauvette, dont l’édition anglaise est rebaptisée The Decisive Moment. Il se rend bientôt à Paris, espérant retrouver là l’occasion de créer de grandes et belles images. Mais il revient bredouille de ce séjour. Il décide alors de se concentrer sur son environnement immédiat qui saura d’ailleurs bien mieux l’inspirer. Si ses premières images sont en noir et blanc, et d’un grain très apparent, il en vient rapidement à adopter un processus couleur appelé dye transfer. Pour pratiquer cette technique, il faut d’abord faire trois négatifs séparés, avec des filtres de couleur (rouge, vert et bleu), pour ensuite réaliser trois matrices (cyan, magenta et jaune) qui, alignées, formeront l’épreuve finale sur un papier à la gélatine sensibilisé au moyen de colorants purs. Il en résulte des couleurs vives et saisissantes, d’un réalisme inattendu. C’est d’ailleurs ce qui frappe d’emblée le spectateur moderne et qui assure le succès de cette exposition. L’on se voit en effet confronté à des images qui, par leurs thèmes, les vêtements des sujets photographiés, le caractère des lieux et le mode de vie représenté, appartiennent aux années 1960 et 1970, mais dont la qualité et la vivacité des teintes évoquent des techniques plus actuelles. En un mot, les images sont presque de nature schizophrénique, avoisinant le plus pur chiasme : modernes par leur qualité, vieillottes par leur contenu. En cette période où le noir et blanc offrait une plus-value esthétique et artistique, ce côté criard a d’ailleurs valu à l’artiste d’être relégué au rang de photographe mineur au penchant coloristes associé à la photographie de mode, de publicité ou de voyage du type National Geographic Magazine.

Mais, pour nous, ce n’est pas à cela que tient tout entier l’intérêt de ces images. William Eggleston est par excellence le photographe de l’anodin, de la vie quotidienne, des mille et un signes du monde ordinaire et de ses rituels, lieux familiers, objets routiniers. Photographe du moment décisif et singulier, William Eggleston, en familier de son environnement, traque les lieux et les instants révélateurs du Tennessee et de son Mississippi natal et les reproduit dans des compositions et sous des angles inattendus, créant un effet d’inquiétante étrangeté. Ses sujets vont donc d’un tricycle sur arrière-fond de banlieue, pris en légère contre-plongée, vieillot et aux couleurs délavées, à un plafond rouge vif d’où pend une ampoule. À moins qu’il choisisse de représenter l’affiche publicitaire d’un quelconque commerce ou produit.

En 1976, il s’emploie à montrer l’élection présidentielle de son propre point de vue, c’est-à-dire en s’installant dans la ville de Plains, Géorgie, lieu natal du candidat démocrate Jimmy Carter. Ces photos offrent un contrepoint à la campagne électorale tout en s’inspirant d’un ouvrage photographique d’Alexander Gardner qui contenait des images à l’albumine illustrant lieux, scènes et personnages associés à la guerre de Sécession de 1861-1865.

Plus tard, dans un corpus d’œuvres intitulé The Democratic Forest, il précise sa conception de la photographie qu’il voit comme une façon démocratique de regarder autour de lui et de sélectionner ses sujets, une façon non discriminante qui sait élire le significatif et le notable, à l’aide d’un point de vue selon lequel rien n’est plus ou moins important mais tout peut l’être et le devenir quand il est correctement vu et saisi. Cela explique sans doute qu’Eggleston sache passer aussi élégamment de sujets hautement connotés à des aspects plus quotidiens et banaux de la vie ordinaire. Parmi les premiers, mentionnons à titre d’exemple son portfolio portant sur Graceland, la demeure d’Elvis Presley dont il a su offrir des images saisissantes qui nous en disent long sur l’homme. Parmi les seconds, on remarquera des photos d’un voyage en Europe, dont on retient à nouveau son attention pour le détail révélateur. Europe ou Amérique sudiste, les résultats demeurent les mêmes car l’œil est le même.

L’exposition fait aussi la part belle à la seule œuvre vidéo de l’artiste. Dans Stranded in Canton (1973-1974), on assiste à des heures et des heures d’un flot continu d’images en noir et blanc saisies par une Sony PortaPak. Incursion dans l’âme de Memphis et de La Nouvelle-Orléans, l’œuvre est en prise directe sur tous les événements captés : images de fête, de guitaristes, de beuverie, illustration de frustration, de colère et de célébration tout ensemble. La caméra passe, en plan buste ou gros plan visage, sur la faune humaine et en vient à composer une galerie de personnages, dans une sorte de flux indifférent recréant le socius de ce temps et de ces lieux.

Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision et Papal Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur de l’essai Chambre obscure : photographie et installation et de quatre recueils de poésie.

 

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