Lucidités. Vue de l’intérieur. Le Mois de la Photo à Montréal – René Viau

[Hiver 2012]

par René Viau

Croisant 26 artistes sous l’intitulé Lucidité. Vues de l’intérieur, le 12e Mois de la photo à Montréal faisait de ce thème qui lui sert de titre, sinon de grille de lecture, le pivot de ses articulations. À travers les œuvres de cette exposition touffue et enrichissante, une vision fortement subjective nous est proposée. Pour leurs auteurs, « interroger le monde ne va pas sans s’interroger soi-même et inversement »1 selon Anne-Marie Ninacs, commissaire de la manifestation.

Pratiquant de tels questionnements, ces photographes voient le réel. Ils s’obligent en même temps à regarder au fond de soi pour y trouver ce détachement et cette liberté d’expression qui permettent de mieux le commenter. Mais peut-être faudrait-il davantage parler d’« intervalles » de lucidité. Un peu comme si ces itinéraires à tâtons dans l’obscurité qui sont le lot de beaucoup d’artistes présents mèneraient à la fois au constat d’une oppression et à l’établissement d’une force lumineuse pour la contrer. Cette charge de « clairvoyance » fait éclater l’oppression à laquelle elle s’oppose.

À l’Arsenal. Amorçant en simultané ce questionnement du réel et le déclic disjonctant de l’imaginaire en action, la vidéo Something White (2008) de Marco Godinho peut être vue comme une métaphore rejoignant tout autant le processus photographique qu’une forme de cheminement psychologique. L’on y suit le parcours ardu de deux hommes vers la lumière. Un peu comme en téléréalité, ceux-ci traversent sans lampes de poche l’obscurité d’une mine ou d’un tunnel désaffecté. La lumière qui pointe enfin à l’horizon baigne aussi un paysage d’une beauté saisissante. Ici le thème de la lucidité rejoint en des accents rimbaldiens une conscience poétique. Et comme l’écrivait en mai 1871 dans sa célèbre Lettre à Paul Demeny, Arthur Rimbaud2 la condition première pour que cette poésie opère est le travail sur soi-même afin de « se faire voyant ». Dressé à l’Arsenal par Douglas Gordon, le catalogue des peurs à surmonter pour se faire du moins lucide s’avère programmatique.

Poursuivant cette position prométhéenne, la lucidité serait chez Roger Ballen une manière de voler ou de retrouver le feu, c’est-à-dire de capter la faculté éclairante des visions, des sensations, des gestes, et ce, afin de nous les restituer. Si Ballen emprunte aux codes de la photo documentaire, ses mises en scène nous font douter de la véracité de ce qui est capté. Le photographe intervient avec ses modèles. Il leur demande de l’aider à modifier par leurs accessoires, leurs interventions, leurs propres dessins et peintures le cadre même où ils sont photographiés. Visages masqués ; oiseaux ; tracés à la façon de Twombly ; tensions entre instant fugace et vision tragique… Par ces moyens Ballen met au jour les recoins secrets de l’âme.

Sous la lumière des néons de l’Arsenal, une même stupéfaction, après Ballen, nous fait heurter les paysages incertains de Normand Rajotte. Ce dernier s’acharne à photographier la nature d’un boisé de 100 acres en pleine forêt. Il isole et découpe des centaines de détails avec le viseur de son appareil. Dans ces segments de glèbe spongieuse, le microcosme rejoint le macrocosme tandis que ces prélèvements oscillent entre paysages immémoriaux et plongée dans la boue. En guise de memento mori, les photos de Jack Burman remettent tout en perspective. Burman hante les morgues et les labos à la recherche de cadavres conservés dans le formol. Ses images curieusement leur redonnent un souffle, une illusoire trace de vie.

La photo comme continuum. Tandis que la mort rôde, au mai, Requiems de Juan Manuel Echavarria nous conduit en Colombie, à Bocas de Ceniza (bouches de cendres). Les habitants d’un petit village sur les bords de la rivière Magdalena ont enterré dans leur cimetière les corps repêchés de victimes des narcotrafiquants. Cha­­cun d’eux adopte une tombe pour la fleurir. Conjurant la violence endémique, la compassion participe au remaillage du tissu social. Affichant une sérénité peu commune en de telles circonstances, des paysans chantent en des ballades émouvantes les exactions dont ils ont été les témoins et rendent hommage aux victimes. La présence au monde, même posthume, d’un individu est saisie, et ce, comme dans le portrait ou l’autoportrait. Abordant la question de l’identité, la forme du portrait s’élargit et se transforme tandis que l’artiste traque la vérité du temps et de l’être. Pas plus que le portrait ne se limite à un visage, un portrait, nous dit Feldmann, ne se limite à un être seul.

Dans 100 Jahre (2001), cent ans en français, Hans-Peter Feldmann fait le portrait de 100 personnes3. Devant ces images, on passe d’une année à l’autre, du nouveau-né au vieillard de 100 ans. Avec neutralité, les modèles posent sans affectation dans leur décor quotidien. Ici l’ambition de la collecte prend la mesure inverse de l’apparente simplicité du propos. Paradoxalement, les différences entre ces êtres sont magnifiées par l’établissement d’une catégorie et d’une unité de comparaison. Cet astucieux montage veut à sa façon baliser et compartimenter le flot temporel. La « grille » accentue ce qui lui échappe : un ersatz de vie rappelant la nôtre.

Comme Raymonde April avec qui elle partage certaines sensibilités, Claire Savoie tente de retrouver dans ses documents vidéo la mémoire de tous ces instants, souvent dérisoires qui en s’accumulant forment la trame des jours, des mois, des années. Misant cette fois sur ce modèle qu’est l’art, Luis Jacob au Musée McCord fait aussi de la photo un continuum à recomposer.

Jim Verburg et surtout Christina Nuñez photographient au  « je » le « moi » ainsi dévoilé. Les autoportraits de cette dernière dépassent les subterfuges de l’autofiction littéraire pour faire se rapprocher divan psychanalytique et journal intime. Hors de toute parade, l’autoportrait n’est pas pour elle qu’un jeu interne ou la construction d’une représentation de soi, mais une manière de se sonder, de s’explorer, de mieux se connaître.

Tenant compte de la faculté qu’a la photo d’isoler et de prélever détails et spécimens, Roni Horn, à la galerie de l’UQAM, transpose une forme de fixité à une échelle monumentale. Son étonnant mur-fleuve constitué de la juxtaposition de dizaines et de dizaines d’images nous restitue paradoxalement une fluidité que l’on aurait pu croire escamotée : la présence des eaux de la Tamise qui physique­ment se font sentir. Some Thames rapproche la photo de l’univers pictural, en particulier de celui d’un Claude Monet avec ses séries. S’y anime le mouvement changeant des lumières, des reflets aquatiques et des tonalités tandis qu’une dimension plus symbolique « travaille » ce cycle imposant.

Il est aussi question de flux et de répétition d’images dans l’installation vidéo de Kimsooja, A Needle Woman (2005), à la maison de la culture Frontenac. Face à une foule en marée humaine dont on sent la poussée, l’artiste coréenne est filmée de dos. Les mêmes cadrages sont réitérés dans six villes réputées dangereuses ou du moins en proie à l’agitation politique : Patan au Népal ; Rio ; Istanbul ; N’Djamena ; Sanaa, Jérusalem. Le dispositif répète d’un écran à l’autre la silhouette immobile, de l’artiste sur laquelle butent des milliers de passants. Elle paraît impassible, rivée à sa place, face au mouvement collectif. Ici l’individu, emblématique, s’oppose au nombre un peu comme si cette attitude iconique de méditation exhortait non plus à la façon de Stéphane Hessel dans son pamphlet, mais par son exemplarité immobile, à nous « engager ». La tension est d’autant plus forte que l’on perçoit clairement à la fin de la vidéo tournée à Sanaa des comportements aux limites de la violence. Un passant brandit dans le dos de la performeuse un couteau. Comme d’autres artistes de ce Mois de la photo, je pense à Rinko Kawauchi, Kimsooja dans A Needle Woman transporte un certain relent de religiosité orientale.

Symptomatique de certaines attitudes mises en avant par ce Mois de la Photo au Centre clark, Whose Utopia de Coa Fei témoigne d’une volonté de désaliénation. Au départ, Coa Fei documente le quotidien des ouvriers d’une usine d’ampoules chinoise. Après avoir montré la chaîne de production, le vidéaste place l’accent sur ce qui apparaît comme autant d’échappées. La caméra confère aux ouvriers une identité, une individualité alors que leurs gestes se parent d’esthétisme. Ces salariés mal payés savourent visiblement un temps d’arrêt et de méditation, peut-être une forme de grève homéopathique ? Face à la domination de l’économique, Coa Fei se demande si les utopies sont aujourd’hui possibles. Bien que minuscule, l’utopie s’expose chez Coa Fei ou Kimsooja dans le passage, soudé à la fois au quotidien et à sa mobilité. Avec ces icônes de la résistance au cynisme, Kimsooja et Cao Fei parviennent à se nouer avec acuité à une forme cruciale d’actualité concernant notre époque. Le thème même de Lucidité s’en trouve amplement légitimé.

Plus qu’un beau titre. Diane Borsato s’attache aussi à cette notion de micro-utopie en l’associant à son vécu. Traitant de la Lucidité de façon intime, Yann Pocreau y investit une réflexion qui nous hante. Occupant le champ du visible, le corps en se plaçant devant la lumière épouse une situation de fragilité et de déséquilibre physique. Alphonso Arzapalo mime de ses mouvements certaines caractéristiques physiques de l’espace public. Ici le ton baisse d’un cran. Il est vrai que la transposition du propos inhérent au titre de l’exposition ne va pas sans risque. L’un d’eux serait d’abolir l’autonomie et l’individualité de chaque œuvre, et ce, alors même que dans sa logique le montage de ce Mois de la photo, disséminé sur autant de lieux, prend appui sur la propension qu’ont les œuvres d’art à partager, ou non, de mêmes préoccupations selon qu’elles sont montrées dans un contexte ou un autre.

Par contre, face à cette notion de Lucidité, certaines œuvres demeurent étrangement silencieuses. A Concordia, Jesper Just, par exemple, ne se rattache à ce dénominateur qu’en tirant par les cheveux toutes les ressources d’une thématique qui, avec son double énoncé Lucidité. Vues de l’intérieur, ratisse large. Par sa déconstruction des codes cinématographiques, nous sommes loin de la lucidité vue comme « la blessure la plus rapprochée du soleil » par le poète René Char dont ce vers éclaire et synthétise ma perception, somme toute personnelle, d’un thème un peu nébuleux. C’est dire que ce vocable de Lucidité peut susciter une certaine perplexité. Mais plus qu’un beau titre, ou le symptôme de directions tantôt vagues ou ailleurs totalisatrices, Lucidité se comprendrait davantage comme un projet, une ambition, un mot d’ordre.

Ce n’est pas qu’en « jouant » Jesper Just, la commissaire tente d’écrire une partition de son cru. Ce qui est en mis en évidence, tout simplement, est la capacité des films de cet artiste de briller de leur clarté propre. En ce sens, de telles œuvres en illuminant l’ensemble marquent bien la limite de l’emprise du thème.

1 « Lucidité ? » Anne-Marie Ninacs, p. 9, Le Mois de la photo à Montréal 2011, catalogue, 346 p.
2 Dite « Lettre du voyant ».
3 Dazibao à la Cinémathèque québécoise.* Les artistes suivants faisaient également partie du 12e Mois de la Photo à Montréal : Gemmiform, Massimo Guerrera, Corine Lemieux, Augustin Rebetez, Lisa Steele et Kim Tomczak.

 
René Viau est journaliste et critique d’art. Il a collaboré à de nombreuses publications en France et au Québec. Il a réalisé avec Jocelyne Alloucherie un entretien publié dans la monographie Œuvres choisies 2004-2009. Silvana Editoriale, Milan (2009).

 
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