Patrick Dionne et Miki Gingras, Mémoire – Sylvain Campeau, L’auto-document et la socialité retrouvée

[Hiver 2012]


par Sylvain Campeau

Miki Gingras et Patrick Dionne travaillent depuis plusieurs années à des projets photographiques d’envergure favorisant un rapprochement de l’artiste avec la société. En 2002, ils ont fondé Diasol, un organisme culturel dont l’objectif est l’utilisation des arts photographiques comme moyen d’intervention auprès des jeunes et des personnes marginalisées. Les projets Investigation (2005), Vision poétique (2006) et Partages culturels (2008), respectivement réalisés avec de jeunes adolescents, des vendeurs du journal L’Itinéraire et des jeunes de Montréal-Nord, étaient ainsi basés sur l’apprentissage du sténopé et le traitement de thématiques sociales. Plus récemment, le projet Identité débouchait sur la création d’une immense fresque murale à partir de portraits de la communauté. Trois murales ont été produites jusqu’à présent, à Montréal-Nord, à Notre-Dame-de-Grâce et à Côte-des- Neiges ; une quatrième est en préparation dans le Centre Sud.Mais tous ces projets ne furent pas tous accomplis à Montréal. Des semblables expériences ont été menées en Amérique latine entre 2004 et 2008. Humanidad fut ainsi une première importante.

Au Nicaragua, Miki Gingras et Patrick Dionne ont organisé des ateliers de création avec les enfants travailleurs du pays. Ils étaient assistés et soutenus par l’inprhu-pant et Dos Generaciones, organismes nicaraguayens œuvrant pour le droit à l’éducation, à la santé et au divertissement pour les enfants travailleurs des différents marchés et du dépotoir La Chureka, à Managua. À l’aide de caméras sténopés faites avec des objets recyclés, les jeunes ont appris la technique photographique et produit des images de leur environnement. Le résultat final a connu un succès intéressant, les images étant montrées dans de nombreuses expositions. Malgré tout, il a semblé aux artistes que le contexte dans lequel étaient réa­-lisées les images aurait pu être, d’une manière ou d’une autre, présenté de façon plus concrète au lieu de faire partie d’une sorte de hors-image et de hors-scène, le tout devant être commenté de vive voix ou encore accompagné de cartels explicatifs.

Escenarios de Mujer a permis de trouver une solution à ce problème. Le projet consiste toujours à fournir un encadrement et une formation minimale à un groupe particulier de personnes. Il s’agit cette fois des femmes de San Pedro Ecatepec, municipalité d’Atlangatepec, communauté de l’État de Tlaxcala, à proximité de la frontière américaine et, par conséquent, quelque peu désertée par les hommes, partis chercher fortune chez l’Oncle Sam. Au gré de discussions et de rencontres, il sera convenu que ces femmes choisiront de créer une image qui leur semble représentative de leur état de femmes. Elles seront évidemment aidées, pour ce faire, par Gingras et Dionne, au rythme de rencontres tenues deux fois par semaine. Travaillant avec des caméras sténopés réalisées avec des boîtes de conserve, elles ont produit des images, souvent à l’exposition plutôt longue dont elles ont choisi les paramètres. Puis, ces images ont été développées dans une chambre noire rudimentaire installée dans le village. Par la suite, les images sélectionnées ont été agrandies sur des toiles, grâce à un procédé qui leur donne une coloration magenta, assez vieillotte. Puis, lors de la fête du village, les images ont été exposées sur les murs des maisons où vivent leurs auteures et un plan a été distribué à tous de manière à pouvoir compléter le circuit de l’exposition.

Par la suite, Miki Gingras et Patrick Dionne ont pris des photos numériques de celle-ci, particulièrement des images retenues et exposées. Ainsi sont-ils arrivés à parachever le travail de documentation et d’information sur les modalités de la démarche des femmes.Or, qu’en est-il de cette démarche ? Que pourrait-on en dire ? Une première chose apparaît d’emblée et cela, c’est le dialogue singulier que cette manière de faire entame avec le genre du documentaire. Car, certes, nous avons là des documents bien qu’ils puissent être décrits comme des auto-documents avec assistance. En effet, le savoir-faire dont ils procèdent est un savoir-faire transmis, sinon quelque peu em­prunté, l’intervention des photographes-mentors étant essentielle à leur création. En plus, le photo­-documentaire trouve sa raison d’être dans la transmission d’informations sur un état du monde ; peu importe que cette transmission se fasse sous le mode d’une pure illustration ou qu’elle entretienne avec la doxa un rapport plus dénonciateur. Dans le cadre de la démarche ici exposée, il s’agit davantage, dans la prise d’images de ces femmes, d’une sorte de révélation et de formation. Car, enfin, l’image provient d’un désir d’illustration de soi à soi, dépend de l’introduction de deux personnages-mentors dans leur monde. Et c’est là un autre facteur à élucider ! Le photo-documentariste ne se veut pas intrusif. Dans l’acception la plus naïve qu’on ait pu historiquement en avoir, on le voulait non invasif, pur témoin dont la présence sur les lieux de la scène ne devait pas être influente. On sait aujourd’hui que c’est là pure utopie ! Miki Gingras et Patrick Dionne décident de provoquer et de suivre ce que la prise d’images peut avoir de contrai­gnant et de formateur. Ils assument pleinement le pouvoir que reprendre la photographie est le fait de se soumettre à son empire. Qui se voit peut mieux se connaître ! Et qui choisit quelle image de lui ou d’elle il ou elle va créer et mettre en avant vit une sorte de stade du miroir éveilleur. En créant son image, en la contrôlant, il ou elle se recrée en quelque sorte. Les images que Miki Gingras et Patrick Dionne créent au final et ramènent de cette formation vers l’image de soi montrent bien une expérience de socia­lité vécue. Elles en rapportent, entre autres, le moment fort, l’instance finale : l’exposition. C’est à partir de ce qui lui est proposé de cette action socio-communautaire et culturelle que le spectateur est conduit à prendre connaissance de ce qui fut vécu là. Il a là les documents de ce que fut cette expérience. Il assiste à un travail de mise au jour relationnelle et voit aussi dans ces images les différentes étapes qui ont mené à la fin de l’expérience : formation, prise de vues, choix, discussions.

Mais l’essentiel n’est pas là, dans ce moment qui referme la boucle. Il est dans l’exposition qui est l’aboutissement du travail de ces femmes, tel qu’il leur fut proposé par Gingras et Dionne. Là, dans ce village qui est le leur, devant ces gens qui sont leurs proches et qu’elles connaissent depuis toujours, les images vont témoigner d’une singularité proclamée et comme reconquise. Elles vont opérer comme des marqueurs de soi, comme une expérience de cons­cience de soi par l’image, d’affichage de ce qu’elles se voient être. Il y a là une connaissance comme une reconnaissance. Dans cette fierté d’être et ce rêve d’être vu dans ce qui paraît le portrait de soi le plus distinctif. De même, en faisant le trajet tracé sur le plan, allant de maison en maison, les spectateurs se verront à travers ces lieux connus et évoqueront l’étrangeté familière de celles qui se livrèrent à l’expérience de se créer une image et de se créer en image. Ainsi en va-t-il de ces auto-documents dont l’arrangement définitif devient exercice de socialité partagée et d’éveil au fait que la communauté fait les individus qui la composent au moins autant que ceux-ci la font dans le liant social dont la photographie est ici devenu le symbole opérant.

Évidemment, on pourrait m’objecter que cette pratique de l’image de soi, de l’autoportrait, n’est pas nouvelle et qu’il apparaît un peu vain de la classer désormais dans le registre d’une nouvelle catégorie, dite de l’auto-document. Déjà l’autoportrait a été pratiqué par des artistes en quête d’introspection, certes comme le sont ces femmes qu’ont recrutées Gingras et Dionne, mais dans le secret et l’intimité de leur univers personnel et de leur démarche artistique, sans invitation aucune ni formation. Ils y sont venus d’eux-mêmes ! Cela n’est pas le cas des femmes de San Pedro Ecatepec, qui ont été incitées à pareille pratique. Elles ont répondu à une invitation de socialité créative. Ce qui nous amène à naviguer dans les eaux de l’esthétique relationnelle.

On trouvera, dès les premières pages du livre de Nicolas Bourriaud1, des extraits inspirants auxquels on pense immanquablement ramener les travaux du tandem Gingras-Dionne. L’art est « un état de rencontre »2 ; il prend « pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social »3 ; il fait « tenir ensemble des moments de subjectivité liés à des expériences singulières »4 et partagées, évidemment, mais surtout favorise « une culture de l’interactivité qui pose la transitivité de l’objet culturel comme un fait accompli »5, pro-posant l’œuvre d’art comme « point sur une ligne »6 représentant l’expérience de socialité vécue.

1 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, les Presses du Réel, collection « Documents sur l’art », 2001, 125 p.
2 Ibid., p. 18.
3 Ibid., p. 14.
4 Ibid., p. 20.
5 Ibid., p. 25.
6 Ibid., p. 21.

 
Depuis 1999, Patrick Dionne et Miki Gingras créent conjointement des œuvres photographiques qui s’intéressent aux problématiques politiques, sociales et culturelles. En 2001, ils ont fondé l’organisme Diasol dont le mandat est le développement et la diffusion de projets de création favorisant l’engagement de l’artiste envers la société. Ils réalisent essentiellement ces projets en collaboration avec la population tant au Canada qu’en Amérique Latine. Leur réalisation phare est Humanidad, les enfants travailleurs du Nicaragua. En 2007, à Mexico, ils ont fondé le collectif FueraDFoco en collaboration avec deux artistes mexicains. Ils ont bénéficié du Studio-résidence du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) au Mexique en 2011. Patrick Dionne et Miki Gingras vivent à Montréal.

Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision et Papal Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur de l’essai Chambre obscure : photographie et installation et de quatre recueils de poésie.

 
Acheter cet article