Andreas Rutkauskas, Virtually There – Geneviève Chevalier, Randonnée sur les traces de celui qui viendra

[Automne 2012]

J’ai pris connaissance du projet Virtually There en 2009 lors d’une brève visite au studio Gushul qui offre un programme de résidence piloté par l’Université Lethbridge en Alberta. Andreas Rutkauskas y séjournait alors, s’apprêtant à effectuer une autre de ses sorties en montagne. Le studio Gushul se trouve dans la petite localité de Blairmore située dans la passe du Nid-de-Corbeau, dans les hautes montagnes Rocheuses au sud-ouest de la province. Ce paysage improbable, résultat de la collision de deux plaques, continentale et océanique, et façonné par les éléments, exerce un attrait quasi irrésistible sur le randonneur. C’est donc en ces lieux, ainsi que parmi les sommets à proximité du Centre Banff, que l’artiste a entrepris une série d’excursions hors piste dont l’itinéraire avait été minutieusement planifié quelques semaines plus tôt, de son appartement de Montréal.

Rutkauskas a parcouru à maintes reprises déjà les Rocheuses canadiennes ainsi que les montagnes Blanches et Vertes des Appalaches, la zone frontalière qui sépare le Canada des États-Unis1, ainsi que bien d’autres territoires, afin de capter, à l’aide de son appareil photographique grand format, la rencontre entre nature et culture2. Son travail évoque jusqu’à un certain point la photographie de paysage3 qu’il renouvelle toutefois par la réflexion qu’il porte sur la question de la représentation et celle des technologies désormais omniprésentes et qui agissent comme médiatrices de la réalité. Cette réflexion qu’il a développée en marchant, outillé de son gps, Rutkauskas l’articule par un éventail de stratégies, telles que le carnet de bord, le tracé ou encore la carte topographique, mais également, le blogue, la vidéo, l’imagerie numérique, en plus de la photographie. Sa pratique met en avant la dimension performative inhérente au travail de terrain que requiert la photographie de paysage – elle s’exprime dans les données GPS d’altitude, de temps et de distance cumulées dans le carnet de bord View From Mount Temple, qui fait partie de l’œuvre Virtually There, tout comme dans les dessins sous forme de tracés qui dénotent les itinéraires empruntés par Rutkauskas et la cadence de son pas. Ailleurs, dans la vidéo Walk the Line (2011) présentée dans le cadre du Projet Stanstead…, l’artiste peut être aperçu s’éloignant de la caméra, en route vers l’horizon. Cette manifestation du travail de terrain dans l’œuvre laisse entrevoir une méthodologie inspirée d’une discipline comme celle de la géographie. La marche qui est au cœur de ce processus d’exploration nous ramène au caractère mobile de l’expérience du grimpeur témoin des changements géographiques correspondant à différentes altitudes. Ici, l’œuvre, en plus de répertorier ce déplacement, examine sa contrepartie virtuelle. En effet, en juxtaposant à la vue en plongée de l’alpiniste ayant atteint la cime des montagnes l’image reconstituée par satellite, Virtually There consigne un écart dans les moyens employés, mais aussi dans la portée des rendus que ceux-ci sont en mesure d’offrir.

Virtually There se compose d’éléments qui transmet­­tent l’expérience de contemplation vécue par l’artiste escaladant de hauts sommets ainsi que celle de son interaction avec le logiciel d’imagerie satellitaire et de photographie aérienne Google Earth4.

À la suite de recherches menées à l’aide de cartes topographiques, de documents d’archives ainsi que de tracés gps em­pruntés préalablement par d’autres grimpeurs et tirés de différents ouvrages5, des coordonnées longitudinales et latitudinales ont été isolées, déterminant un certain nombre de randonnées virtuellement exécutées par Rutkauskas au moyen de Google Earth. C’est au cours de ces expéditions en ligne qu’ont été sélectionnées des images cons­truites par le logiciel à partir des données d’altitude enregistrées. Deux œuvres vidéographiques sont basées sur ces environnements virtuels : la première, intitulée Summit Circles, montre des vues en plongée de sept som­mets escaladés par l’artiste ; tandis que la seconde, Caché, déconstruit le fonctionnement du logiciel d’imagerie, en effaçant une à une de la mémoire cache les données transmises antérieurement. Ainsi dépouillées de toute information, les reconstitutions en 3D passent de complexes assemblages à de simples plans géométriques.

Les randonnées virtuelles effectuées dans Google Earth ont constitué le point de départ du travail qui a pris forme par la suite sur le terrain. C’est là que l’artiste a pu réaliser les randonnées planifiées et ainsi reproduire sur pellicule les points de vue correspondant à ceux tirés de Google Earth. « On peut dire qu’il [l’artiste] a préparé une sorte d’horizon d’attente ; il a précomposé ses vues à venir, préformant et condition­nant l’expérience in situ »6. Les photographies is­sues de ces excursions au cœur des Rocheuses portent en guise de titre les coordonnées gps qui indiquent l’emplacement exact où la prise de vue a eu lieu.

À l’inverse, les images numériques sont identifiées par les coordonnées longitudinales et latitudinales de l’appartement montréalais. Ce rapprochement d’images en provenance de randonnées tantôt virtuelles et tantôt bien réelles détermine l’essence du projet qui touche à l’expérience que nous avons du monde aujourd’hui, armés que nous sommes d’outils technologiques performants. Le processus mis sur pied par Rutkauskas court-circuite le caractère imprévisible des pratiques contextuelles, en anticipant les points de vue à photographier. Et pourtant, cette juxtaposition révèle les limites de l’imagerie de synthèse, avec le décalage qu’elle comprend à l’égard d’un lieu en temps réel. La représentation électronique s’avère approximative et renvoie à l’interpré-tation subjective du paysage par l’artiste. D’ailleurs, et comme l’explique la théoricienne de l’art Miwon Kwon, au sein des approches in situ7 récentes, le site ne peut plus être considéré comme une condition don­née – mais plutôt, il est généré par l’œuvre elle-même et ensuite mis en relation avec certains éléments discursifs8. C’est ainsi que Virtually There prend part aux discours actuels portant sur l’utilisation des technologies de géolocalisation, qui touchent à l’importance que ces mêmes technologies ont gagnée dans nos vies ; à la nature des informations qu’elles sont en mesure de nous transmettre sur certains lieux et par extension, aux enjeux économiques et politiques qui y sont rattachés. Qu’elle prenne position ou non, l’œuvre s’inscrit dans ce contexte discursif et, en ce sens, le travail de l’artiste ouvre une fenêtre sur des questions liées à la représentation du monde et à sa conquête.

Virtually There rend visible la subjectivité de l’expérience esthétique, tout comme celle du monde vécu. Les outils de géolocalisation désormais à notre portée, bien que facilitant le déplacement à travers le territoire, ne font que procurer l’illusion de mieux le connaître en posant sur lui un regard venu d’en haut. Selon le sociologue Bruno Latour, le prétendu panoptique de Google Earth s’appuie sur une fausse continu­ité du tout aux parties – comme le laisse croire son zoom, qui ne fait que relier les uns aux autres des points de vue qui sont par essence incommensurables9. À l’opposé, Latour qualifie certaines expériences rattachées à l’espace réel – comme celle du marcheur – d’oligoptiques10, c’est-à-dire, d’ « […] étroites fenêtres qui permettent de se relier, par un certain nombre de conduits étroits, à quelques as­pects seulement des êtres (humains et non hu­mains) dont l’ensemble compose la ville [ou tout autre milieu caractérisé par une certaine complexité] »11. Ces oligoptiques cons-tituent des positions permettant d’appréhender les choses de façon subjective et limitée. En ce sens, le projet Virtually There, dans son organisation intrinsèque, témoigne du caractère fractionné et construit de toute vision du monde. En multipliant les traductions, l’artiste dresse un portrait qui ne peut que trans­mettre l’impossibilité de décrire de manière continue l’expérience d’un lieu. Cette tension est au cœur de l’œuvre dont le titre évoque peut-être d’ailleurs l’état devant lequel nous sommes perpétuellement par rapport au monde.

1 Dans le cadre de l’exposition contextuelle Projet Stanstead ou comment traverser la frontière, Rutkauskas a réalisé un projet d’exploration de la zone frontalière dans les environs de Stanstead, située dans la région des Cantons de l’Est québécois.
2 Le blogue Virtual Hiker que tient Rutkauskas depuis 2009 rassemble de nom­breuses images souvent annotées et tirées d’excursions entreprises par l’artiste (virtualhiker.wordpress.com).
3 On peut penser, par exemple, aux clichés réalisés par William Bell et Timothy O’Sullivan qui s’étaient embarqués dans l’expédition pilotée par le gouvernement étatsunien et destinée à conquérir l’Ouest par la recension de son territoire, c’est-à-dire le Western American Survey (Snyder, J. (dir.). 2006. One/Many: Western American Survey. Photographs by Bell and O’Sullivan. Chicago, University of Chicago Press).
4 « Google Earth est un logiciel, propriété de la société Google, permettant une visualisation de la Terre avec un assemblage de photographies aériennes ou satellitaires […] Le logiciel Google Earth est également pourvu des données topographiques rassemblées par la nasa lors de la mission srtm, ce qui lui permet d’afficher la surface de la Terre en 3D » (consulté le 1er juillet 2012 à l’adresse www. wikipedia. org.). Le logiciel fonctionne grâce à une connexion Internet, ainsi qu’à la mémoire du disque dur de votre ordinateur. Ainsi, il est possible d’utiliser Google Earth en mode hors connexion, alors à partir des données mises en cache. (Consulté le 1er juillet 2012 à l’adresse www.support. google.com/earth).
5 Rutkauskas s’est entre autres basé sur certains sites et ouvrages qui présentent des parcours hors piste dans les Rocheuses, comme The Road Not Taken de Robert Frost ou encore Scrambles in the Rockies de Alan Kane.
6 S. Campeau, « Andreas Rutkauskas : Une aura intemporelle ». etc (92), (fév, mars, avril, mai 2011). p.51.
7 Kwon préconise l’usage de l’expression pratique orientée vers le site ou en anglais, site-oriented practices. (Kwon, M. (2004). One place after another. Site-specific art and locational identity. Cambridge, Mass.,The mit Press).
8 M. Kwon, idem, p. 26.
9 B. Latour, Paris, ville invisible : le plasma. dans C. Marcel, D. Birnbaum, V. Guillaume (dir.). Airs de Paris, 30 ans du Centre Pompidou. Paris, adgp, 2007, p. 260-263.
10 Latour emploie le néologisme oligoptique en opposé au panoptique, qui est dérivé du Panopticon de Bentham, un dispositif architectural de surveillance des prisonniers au sein duquel les gestes de chacun pouvaient être vus à tout moment depuis une tour de surveillance, sans que l’observateur puisse être aperçu. Le concept du panoptique a été théorisé entre autres par Foucault et évoque l’existence d’un regard embrassant toute chose (M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, [1975] 2010.
11 B. Latour, idem, p.260-263.

 
Andreas Rutkauskas détient un baccalauréat en beaux-arts de l’Université du Manitoba et une maîtrise en beaux-arts de l’Université Concordia à Montréal, où il enseigne actuellement la photographie au département des arts plastiques. Sa pratique est reliée de façon générale aux évolutions du paysage historique et politique en fonction du progrès technologique. Parmi ses dernières expositions, Projet Stanstead a récemment été présenté à la Foreman Art Gallery à Lennoxville, et il a exposé en duo à TRUCK Contemporary Art à Calgary, en Alberta. Andreas prépare un nouveau projet sur le plus ancien champ de pétrole exploité au monde, pour une exposition solo organisée par Sporobole à Sherbrooke. www.andreasrutkauskas.com

Geneviève Chevalier est artiste, commissaire indépendante et étudiante au doctorat en études et pratiques des arts de l’uqàm. Son champ d’intérêt couvre l’exposition, les méthodologies contextuelles et la question des sphères publiques.

 
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