Edward Curtis, Un projet démesuré – Guy Sioui Durand

[Hiver 2013]

Edward Curtis
Un projet démesuré

Musée McCord, Montréal
Du 24 mai au 18 novembre 2012

« Enfin Curtis ! » s’est exclamée avec conviction la conservatrice Hélène Samson en ouverture de l’exposition-événement Edward Curtis – Un projet démesuré.

Trente photogravures originales sur papier japonais de facture exceptionnelle ont été choisies parmi celles des portfolios que le Musée détient depuis 1962 sans jamais les avoir exposées. Cinq des volumes de l’encyclopédie The North American Indian et des extraits de textes écrits par Curtis lui-même comme compléments aux images ont également été ajoutés à l’exposition. Fait significatif, il y aura eu l’inclusion du point de vue amérindien : d’abord sous la forme d’un grand texte au mur et d’une lecture performative au vernissage, puis d’une table ronde faisant place aux points de vue autochtones. Finalement, il y aura eu la projection du documentaire primé Coming to Light. Edward S. Curtis and the North American Indians (2000) d’Anne Makepeace. Un dénominateur commun a fusionné toutes ces composantes : la passion pour « l’œil photographique ». Entre 1906 et 1930, Curtis a parcouru les États-Unis et le Canada à l’ouest du Mississippi, du Nouveau-Mexique jus­qu’aux confins de l’Alaska. Il y prendra plus de 40 000 photographies en notant les us et coutumes de 80 peuples amérindiens et des Inuits afin de produire cette unique encyclopedie : The North American Indian. Vingt volumes sont assortis de port­folios contenant 2 200 photogravures sur papier japonais haut de gamme.

La sélection et la mise en espace des œu­vres de Edward Curtis – Un projet démesuré proposent un renouvellement des regards  sur « Curtis l’artiste ». Il faut souligner à cet égard la conviction menée par la passion de la photographie d’Helène Samson, conservatrice des archives photographiques Notman au Musée. Son insistance sur l’exceptionnelle valeur des photographies redonne soudain du lustre aux scènes traditionnelles de la vie indienne en voie d’être éclipsées, aux territoires grandioses et à des personnages de nomades en canot et à la pêche (ex. : Un chasseur de canard Kutenai, 1910), de chamans « entre deux mondes » (ex. : L’homme-médecine, 1907) et des guerriers à cheval (ex. : La préparation d’une attaque, 1907), dans une qualité de civilisation qui résistera aux réductions.

Edward S. Curtis fut influencé en son temps par le « pictorialisme » (1885-1915), un mouvement lié à l’usage de ce nouveau procédé dit « à plaque sèche » et aux manipulations (retouches, filtres et papiers spéciaux) autorisées afin de rapprocher la photographie de l’art de la peinture et de l’eau-forte. Le Camera Club de New York (1896) et le photographe Alfred Stieglitz en sont des références américaines. Néanmoins, malgré les mises en scène paysagistes et les portraits de nombre d’Amérindiens costumés, c’est davantage le talent et la passion du photographe et ethnologue de terrain qui ressortent ici.

C’est en ce sens que le concept de l’expo­sition était de présenter les photogravures – pour la plupart déjà vues en reproduction – dans le contexte du projet encyclopédique de Curtis comme dialogue inédit avec le visiteur. Il s’agissait de mettre en évidence le lien originel entre les photos et le texte, sachant que le photographe et auteur avait pour but de recueillir et de transmettre un patrimoine qu’il croyait voué à disparaître. Afin d’offrir un regard plus actuel sur l’œuvre de Curtis, le Musée McCord m’a commandé un texte que j’ai intitulé Capteur des ombres et que l’on pouvait voir en grand format sur un des murs de la salle d’exposition. Aussi, le 26 septembre 2012, une table de discussion réunissait le photo­graphe mohawk (Six Nations) Jeff Thomas et moi pour réactualiser les points de vue, les débats et surtout les nouvelles créations et perspectives à partir de l’Est, « là où nous sommes et là où Curtis n’est jamais venu ». La discussion en a donc été d’autant plus importante.

Entreprise dans les années 1980-1990, la recherche photographique création-dialogue avec les images de Curtis de Jeff Thomas, bien documentée et exposée par son auteur, a captivé l’auditoire. J’ai proposé pour ma part une analyse d’une sélection de photographies anciennes d’ici – dont plusieurs de William Notman et des Livernois – montrant les changements dans la vie des Premières Nations en Gépèg (Québec) entre 1860 et 1930. Puis j’ai traité de l’apport de certains artistes autochtones contemporains. Thomas et moi avions aussi amené l’idée de la réappropriation critique et du dépassement « autre » des missions et des portraits photographiques identitaires. Ce qu’attestent certains projets comme ceux de Jeff Thomas, de Dana Claxton, de Sylvie Paré ou d’Arthur Renwick, par exemple. En effet, cette fois, il s’agit de l’œil photographique d’« Indiens d’Amérique du Nord » ! Mis ensemble, ces points de vue artistique, muséologique et amérindien ont composé et assuré le substantiel succès d’une exposition qui a ainsi pris l’allure d’un « événement » assorti de plusieurs volets complémentaires.

Guy Sioui Durand, Tsie8ei, 8enho8en est Wendat (Huron) de Wendake (Québec). Il est docteur en sociologie, critique d’art et commissaire indépendant. L’art actuel et l’art amérindien sont ses domaines d’intervention.

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