Paul Wombell, Drone: L’image automatisée – Jacques Doyon

[Automne 2013]
Le Mois de la photo à Montréal
Septembre 2013

Un entretien avec Jacques Doyon

Jacques Doyon : Vous avez développé le thème du prochain Mois de la photo à Montréal autour du titre Drone : l’image automatisée, et vous avez écrit : « L’appareil photographique est un instrument sophistiqué qui possède ses propres lois et sa propre capacité d’intention et d’action » et « Les artistes soulèvent une question importante, à savoir : les appareils photographiques ont-ils une vie en soi ? » Pouvez-vous nous en dire davantage sur les conséquences de ces énoncés ? Comme les appareils photographiques demeurent des outils, vous semblez faire allusion à une intention (des intentions multiples) déterminant les réglages de leurs fonctions automatisées.

Paul Wombell : L’appareil photographique résulte d’un amalgame entre différents éléments technologiques qui ont migré ensemble au fil du temps. Le principe de la caméra peut sembler stable, mais il a évolué sans cesse avec les années. Il a connu des matériaux différents, des utilisations différentes et des facons différentes d’enregistrer le temps et la lumière dans des formes miniaturisées bidimensionnelles. Certains des éléments de l’appareil remontent à trois mille ans. La première lentille, la Nimrud, fabriquée au moyen d’un bloc de cristal de roche, a été découverte à Nimrud, en Iraq, vers le milieu du XIXe siècle et est datée du 750–710 avant notre ère. Le scientifique musulman Ibn al-Haytham, dans Traité d’optique, écrit entre 1011 et 1021, a décrit la chambre noire. Vers la fin du XVIe siècle, Giambattista della Porta l’a perfectionnée en lui ajoutant une lentille convexe qu’il comparait à l’oeil humain. Ces éléments constituent la base de l’appareil photographique tel qu’on le connaît aujourd’hui. L’appareil photo est donc bien plus qu’un outil, il s’agit d’un instrument complexe au riche passé à l’évolution duquel des milliers de gens, connus et inconnus, ont pris part. Aujourd’hui, l’appareil photonumérique moyen compte six cents composantes différentes faites de divers matériaux et fabriquées en plusieurs endroits du monde. On pourrait dire que l’appareil photographique incarne l’histoire de l’humanité. Il prolonge les capacités du corps humain, par exemple de la vision et la mémoire, mais dégage également un champ de possibilités pour l’imagination. Pensez au roman Crash de J.G. Ballard, qui décrit les effets psychologiques d’un accident d’automobile. La relation symbiotique du corps humain et de la machine a cependant des implications plus vastes. Sherry Turkle, professeure au MIT, a écrit que l’ordinateur n’est pas un outil, mais qu’il constitue une partie intégrante de nos vies sur le plan social et psychologique. Je pense que l’appareil photographique doit être envisagé de la même façon, comme étant pleinement intégré au corps humain.

Au moyen des développements tech­nologiques récents de l’appareil photo­graphique et de l’automatisation de la création d’images et de son intégration à l’ordinateur, nous pouvons envoyer des images directement de l’appareil aux médias sociaux et les y diffuser. Avec l’envoi sur d’autres plates-formes, la connexion à d’autres dispositifs, la caméra développe sa propre « vie » en lien à d’autres formes technologiques. Ce réseau peut parfois servir à des fins militaires et de surveillance, et certaines des œuvres de la biennale y font référence, mais l’accent est mis sur la capacité d’action de la machine.

JD : Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce que cette capacité implique, au-delà et en dehors des usages militaires et politi­ques ? Quelles sont les autres composantes de la vie courante qui sont touchées par elle ? Qu’en est-il des applications civiles du drone ? Et qu’en est-il des usages créatifs et ludiques de l’image qui accompagnent la très large disponibilité et la simplicité d’utilisation des appareils photographiques d’aujourd’hui ?

PW : Au cours des deux dernières années, le drone est devenu le « diable » ou peut-être le « démon technologique » dans les médias. Le débat porte sur l’utilisation morale et éthique des drones utilisés par l’armée américaine pour tuer des êtres humains à distance en Afghanistan et sur leur fonction de surveillance. Cette question est également soulevée à propos des jeux vidéo et de l’usage des médias sociaux pour assurer un lien entre humains. Les drones deviendront-ils conviviaux ? Je suis certain que quelques-unes des sociétés qui fabriquent les drones le souhaitent.

On peux imaginer des parcs de drones ouverts la fin de semaine, où vous irez jouer avec votre drone. Mais à l’heure actuelle, l’utilisation des drones est très limitée et contrôlée. Elle reflète un vaste changement dans l’automatisation du travail. Nous tenons pour acquis que la technologie sert à appuyer le travail manuel, le travail en usine et les tâches administratives. Toutefois, on ne peut comprendre la crise économique actuelle sans prendre en compte le rôle de l’automatisation dans les opérations boursières électroniques. Aujourd’hui, avec les transactions boursières algorithmiques et à haute fréquence, les ordinateurs peu­vent repérer des tendances bien avant les investisseurs, décider de nombreux aspects de l’ordre d’achat ou de vente et, dans beau­coup de cas, les initier sans intervention humaine. Ces opérations peuvent être accomplies en moins de 150 microsecondes. Une question plus intéressante est de savoir si les machines seront en mesure de jouer et d’être créatives ? Cela nous mène au test de Turing et soulève la question de ce que qu’être humain signifie. Je pense que toutes les œuvres de la biennale trai­tent d’une manière ou d’une autre de cet aspect.

JD : Vous avez été commissaire de diverses expositions et avez publié de nombreux livres au fil des ans, en plus d’être directeur de The Photographers’ Gallery, à Londres. Pouvez-vous nous parler un peu de vos expériences passées et de la façon dont elles ont façonné votre vision de la pho­tographie ? Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser aux drones et à l’image automatisée ? Votre ouvrage intitulé Sport­scape: the Evolution of Sports Photo­­­­graphy, paru chez Phaidon en 2000, semble remarquable quant à son envergure. Pouvez-vous nous parler de vos objectifs de commissariat et de publication pour ce projet ?

PW : Dans mes projets de commissariat, la photographie me procure un cadre à l’intérieur duquel j’explore la condition humaine, et j’ai, sans aucun scrupule, utilisé ce média pour en arriver à une certaine compréhension du monde. Auparavant, je m’étais concentré sur l’image photo­graphique, aujourd’hui, je m’intéresse davantage aux rapports entre les techno­logies de la vision, comme la photographie, et les êtres humains. Maintenant, je me demande si ce n’est pas la photographie qui s’est servie de moi !

En 1998, la maison d’édition Phaidon m’a demandé d’écrire un livre sur la pho­tographie de sport. Sportscape a paru en 2000. L’idée d’origine était de se servir des archives de Allsport (qui appartient à Getty Images). Les directives m’ont semblé un peu limitées et j’ai proposé de fouiller aussi du côté des archives photographiques plus anciennes, comme la Hulton Picture Library, et de faire un livre qui porterait sur le développement de la photographie de sport sur une période de cent ans. J’ai passé des jours à examiner des dizaines de milliers de photographies. Un récit est apparu, sous l’aspect des changements technologiques survenus dans la photographie – pellicules et lentilles plus rapides – et de l’émergence de personnalités dans le monde sportif. J’ai constaté en consultant ces archives que, durant les années 1980, les appareils photo étaient placés dans des endroits peu usuels ou dangereux, là où le photographe n’aurait pu se positionner. Ce dernier m’a alors paru comme un opérateur qui règle l’appareil photo pour qu’il fonctionne plus ou moins seul. J’ai trouvé cela fort intéressant et j’ai ajouté un chapitre dans le livre sur l’automatisation de la création de l’image. Cela soulevait la question de la fonction du photographe et celle de savoir s’il y avait même un photographe humain.

Dans le livre de Nan Goldin The Ballad of Sexual Dependency, on trouve une photogra­­phie de Nan après qu’elle eut été agressée par son amoureux. C’est une image très difficile et pénible à voir. Ce pourrait être un autoportrait ou la caméra aurait pu être tenue par une autre personne ou encore réglée sur l’automatique. Cette image très personnelle soulève la question de l’auteur : en effet, qui a pris la photographie ? Également, chez Cindy Sherman, qui est l’auteur des photographies ? En 2010, j’ai été commissaire d’une exposition sur le travail de Juergen Teller. Dans certaines de ses images, il se déplace de derrière la caméra pour rejoindre le modèle dans la composition. Encore une fois, qui a pris la photo ? L’idée de l’automatisation et du rôle indépendant de l’appareil photo est quelque chose que j’ai eu à cœur d’explorer de plusieurs façons depuis un certain temps. Montréal m’a donné l’occasion de creuser ce sujet plus profondément et de manière réfléchie.

JD : Pourriez-vous nous parler un peu des œuvres présentées au Mois de la photo à Montréal et des thèmes sous-jacents aux expositions ?

PW : Peut-être les thèmes sous-jacents de la biennale portent-ils sur les rapports entre l’animé et l’inanimé, et entre l’humain et l’animal. Par exemple, dans son installation vidéo, From Here to There, Jana Sterbak a installé une caméra sur la tête d’un chien et, dans son installation, Beasts, Véronique Ducharme a utilisé un appareil photographique destiné à la chasse qui, grâce à un système de détection des mouvements et de la chaleur des animaux qui se déplacent devant l’objectif, déclenche l’exposition à distance. Ces deux œuvres suggèrent un monde où les humains ne sont qu’un élément, ni plus ni moins important que les animaux ou les machines.

Vous trouverez dans les expositions de la biennale des tirages photographiques, des robots, des appareils photographiques, des vidéos et des installations. Beaucoup des artistes ont mis à profit les possibilités de l’automatisme de l’appareil photo dans l’éla­­boration de leur travail. À bien des points de vue, ils ont laissé l’appareil et ses dispositifs créer sa propre imagerie. Quelques-uns des artistes ont utilisé des images déjà existantes tirées des sites Internet comme Craigslist, Facebook et Google Street afin de soulever des questions à propos de ce que devient la sphère privée lorsque la caméra est omniprésente. D’autres ont utilisé des images provenant de Google Earth et de la NASA afin d’explorer l’idée de distance et d’éloignement.

Je veux remettre en question les distinctions administratives faites entre photographie artistique et photographie appliquée, numérique et analogique, et ce qu’on nomme généralement nouveaux et anciens médias. Je ne considère pas que ces distinctions éclairent quoi que ce soit. Et je voudrais surtout que les visiteurs de la biennale regardent l’appareil photographique avec émerveillement, qu’ils reconnaissent l’importance de sa présence et de ses continuels développements et la façon dont l’appareil transforme l’imagination humaine.
Traduit par Emmanuelle Bouet

Paul Wombell est commissaire indépendant et il écrit sur la photographie. Il vit à Londres (Royaume-Uni). Il a été directeur d’Impressions Gallery, à York (1986–1994), directeur de The Photographers’ Gallery, à Londres (1994–2005) et directeur du Hereford Photography Festival (2006–2007). Depuis 2007, il a été commissaire des expositions pour le festival annuel de photographie PhotoEspana, à Madrid, et pour FotoGrafia Festival Internazionale di Roma, à Rome. Il collabore régulièrement à des publications internationales de photographie et a publié neuf livres sur cette discipline. Il est actuellement directeur artistique de la nouvelle mission photographique sur le paysage francais, qui fera l’objet d’une exposition et d’une publication en 2014.

Jacques Doyon est le rédacteur en chef et directeur de Ciel variable depuis janvier 2000.

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