Lettre à Paul Wombell, Post-scriptum and Afterthoughts About the Automated Image – Jean Gagnon

[Hiver 2014]

J’ai eu le plaisir d’être invité par Chuck Samuels, directeur du Mois de la photo à Montréal, à me joindre à Paul Wombell, commissaire de l’Événement de cette année, ainsi que pour présenter de courts métrages d’art vidéo La région centrale (1970) de Michael Snow à la Cinémathèque québécoise. Bien sûr, le thème général de 2013, Drone : l’image automatisée, posait la question de l’automatisation ou de l’autonomie des appareils ou des instruments, mais aussi, comme le relevait l’entretien de Jacques Doyon avec le commissaire, cela pose la question de l’intention (agency).

Les termes ainsi posés nous permettent d’avancer une critique de l’image dite « automatisée », mais à condition de mieux définir et distinguer l’appareil de l’instrument, l’appareillage de l’instrumentation. Si on lit l’entretien de Doyon et Wombell en français et en anglais, un glissement de sens entre le français « appareil » et sa traduction anglaise par « instrument » nous apparaîtra avec évidence. J’ai discuté ailleurs des problématiques de traduction autour du terme d’appareil, que je proposais de traduire en anglais par « apparel », pour le distinguer d’instrument et de dispositif, ce dernier étant généralement traduit par « apparatus » 1. Je vais ici aller plus directement au cœur de la question : celle de distinguer entre l’appareillage de la vision et son instrumentation.

Au cours des années 2000, on a théorisé la notion d’appareil sous l’impulsion de Jean-Louis Déotte2. Pierre-Damien Huyghle de « l’art au temps des appareils » et d’une « condition photographique de l’art 3 » au sein de laquelle l’appareil (photo) « invente corrélativement, en l’absence de savoir-faire approprié, un sujet et un objet [et] met au point un état possible de cette corrélation4 ». L’appareil y est pesé comme ce qui fait indépendamment de l’oeil, ou même ce qui donne à voir ce que « l’oeil nu » ne saurait voir. Huyghe affirme de plus que les appareils échappent à toute « instrumentalisation ». La théoricienne de la danse Véronique Fabbri distingue quant à elle l’appareil, qui agence le « matériau et le rend disponible pour sa transformation ou sa mise en oeuvre », de « l’instrument, l’outil ou la machine, [qui] ont pour commune fonction de transformer un matériau, de le soumettre à une forme ».5 Ces distinctions n’empêchent toutefois pas l’un comme l’autre de confondre l’instrumentalisation de la nature et des personnes à des fins dont la qualification relève d’un jugement moral, éthique ou politique, avec l’action ou le jeu instrumenté. Dans la perspective où l’appareil permet l’agencement du matériau et sa mise à disposition, il est en fait plus productif de concevoir l’instrument comme moyen d’interaction et de jeu autant que comme intentionnalité au service de fins qui peuvent être par ailleurs bienfaisantes ou malfaisantes.

Ainsi, l’idée que les réseaux et Internet modifient les rapports de l’espace privé et de l’espace public peut être conçue comme un effet de l’appareillage. Les technologies, les ordinateurs et les caméras qui quadrillent maintenant la planète – tout cet appareillage environnant – permettent surtout d’effacer la frontière du privé et du public en faisant de la sphère privée un matériau à disposition. Ils produisent une « vision » qui n’est pas tant automatisée qu’appareillée : les appareils font apparaître et rendent disponible la sphère privée dans une publicité hyper-accessible. Les oeuvres de Cheryl Sourkes Everybody’s Autobiography (2012), Facebook Albums (2010) et BRB (2010) puisent ainsi à ce matériau de la vie privée.

Mais qu’en est-il de l’instrument ? L’instrument pose effectivement la question de l’intention, mais pas uniquement dans le sens de la soumission à une fin. L’ « intentionnalité instrumentale », étudiée par le philosophe des sciences Don Ihde6, présente une phénoménologie du corps/sujet orienté vers et dans le monde, et c’est cette orientation qui constitue son intention. L’instrument en science et en musique est un médiateur entre une intentionnalité de connaissance, ou de jeu, et l’objet recherché, un objet lui-même façonné par l’usage d’instruments qui s’incarnent dans une relation au corps du chercheur, ou à celui de l’instrumentiste. Ainsi, la médiation instrumentale se double d’une médiation humaine et produit un corps/sujet instrumenté qui est un « être de relations », comme le dit Gilbert Simondon pour affirmer la dynamique des relations plutôt que la fixation du matériau par les formes, en s’opposant à l’hylémorphisme philosophique. Simondon affirme encore : Un important hiatus existe en effet entre le vivant et la machine […] qui vient de ce que le vivant a besoin d’information, alors que la machine se sert essentiellement de formes… Le vivant transforme de l’information en formes, l’a posteriori en a priori ; mais cet a priori est toujours orienté vers la réception de l’information à interpréter 7.

La chose vaut aussi pour l’instrument numérique – l’instrument construit pour traiter des informations – qui n’est pas
immersif ou environnant, mais maintient plutôt une objectivation opérant à la fois une rupture et une médiation entre l’instrumentiste et l’objet (musique ou données naturelles), créant une interaction instrumentale. Le drone est un de ces instruments qui comportent une telle mise à distance : avec un soldat devant des écrans opérant un « joystick », comme dans un jeu vidéo. Cet instrument contrôlé à distance repose sur l’appareillage mondial des télécommunications qui transmet images et données en temps réel et fait de l’espace et du temps un matériau à la disposition d’un instrument de guerre.

* * *

Intentionnalité et contrôle sont aussi au coeur de la relation instrumentale qui opère dans une oeuvre artistique telle que La région centrale de Michael Snow. Cette oeuvre8 montre la fine ligne qui sépare parfois l’oeuvre appareillée de l’oeuvre instrumentale. Ce film a été tourné grâce à un appareil muni d’un bras robotisé qui porte une caméra pouvant tourner dans tous les sens. En tant que simple enregistrement de ce que l’appareil permet de filmer, il peut être considéré comme la résultante d’une performance instrumentée.

Le projet original de Snow comportait également une dimension de jeu instrumental. Pierre Abbeloos, constructeur de l’appareil, suggéra et conçut une manière d’utiliser des bandes audio de façon à contrôler les mouvements de la caméra sur le bras mécanique. Des « bips » électroniques à différentes vitesses et à différents timbres furent enregistrés à cette fin ; cependant, l’artiste et l’ingénieur n’eurent pas le temps de perfectionner et d’utiliser ce système.

Les termes ainsi posés nous permettent d’avancer une critique de l’image dite « automatisée », mais à condition de mieux définir et distinguer l’appareil de l’instrument, l’appareillage de l’instrumentation.

Le son fut donc réalisé après le montage des images. Plus tard, Snow remodela le son à l’aide d’un petit oscillateur-synthétiseur dans la logique originale d’une partition modulée par la bandeimage et le découpage technique final 9. Cette approche de la composition et de l’exécution de la composante sonore de l’oeuvre est intéressante à la fois en tant qu’ « art appareillé » et « art instrumenté ». Conçue comme relevant de l’appareil, l’oeuvre conditionne la sensibilité et la perception en mettant le paysage à la disposition d’un regard désincarné ; conçue comme un instrument, elle est composée par l’artiste de sorte à s’exécuter selon un programme. La région centrale serait-elle alors l’enregistrement d’une oeuvre instrumentale pour le cinéma ?

Je laisserai cette dernière question sans réponse. Mais la distinction entre appareillage et instrumentation me semble cruciale pour articuler notre rapport désormais technologique au monde et éviter l’écueil d’une position technophobique aussi bien que technoutopiste. Que cette distinction s’applique dans le strict domaine de l’art ou dans les sphères plus globales de la vie et de la culture, elle permet d’aborder les aspects moraux et politiques en distinguant les niveaux d’intentionnalité. Une fois que la technologie engage, déploie ou agence un matériau, celui-ci devient ensuite la proie autant des artistes, des scientifiques que des soldats de tout acabit.

1 Gagnon, Jean, « Apparatus, Instrument, Apparel: an Essay of Definitions », dans Edward A. Shanken (dir.), New Media, Art-Science and Contemporary Art: Towards a Hybrid Discourse? [accessible en ligne], Artnodes. n° 11, 2011 p. 80-84. Consulté le 12/10/2013. http://artnodes.uoc.edu/ojs/index.php/artnodes/article/view/artnodes-no11-gagnon
2 Déotte, J.-L. dir., Appareils et formes de la sensibilité, Paris, L’Harmattan, coll. Esthétiques, 2005. (dir.), Le milieu des appareils, Paris, L’Harmattan, coll. Esthétiques, 2008. L’époque des appareils (Brunelleschi, Machiavel, Descartes), Paris, L’Harmattan, coll. Esthétiques, 2001. Qu’est-ce qu’un appareil? Benjamin, Lyotard, Rancière, Paris, L’Harmattan, coll. Esthétiques, 2007. Déotte, J.-L., M. Froger, S. Mariniello, (dir.), Appareil et intermédialité, Paris, Montréal, L’Harmattan, coll. Esthétiques, 2007.
3 Huyghe, P.-D. (dir.) L’art au temps des appareils, Paris, L’Harmattan, coll. Esthétiques, 2005.
4 Ibid., p. 25.
5 Fabbri, V, « De la structure au rythme. L’appareillage des corps dans la danse », dans P.-D. Huygue (dir.), L’art au temps des appareils, p. 96.
6 Ihde, D., Instrumental Realism: The Interface between Philosophy of Science and Philosophy of Technology, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1991.
7 Simondon, G., Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 137.
8 Présentée à la Cinémathèque québécoise le 17 septembre 2013 dans le cadre du Mois de la photo à Montréal.
9 Gagnon, Jean, Digital Snow [DVD-ROM], 2002, Montréal, fondation Daniel Langlois ; Paris, Éditions du Centre Georges-Pompidou ; Anarchive 2, aussi accessible en ligne : www.fondation-langlois.org/digital-snow. Consulté le 19 octobre 2013.

 
Jean Gagnon est actuellement directeur des collections à la Cinémathèque québécoise à Montréal. Titulaire d’un Bachelor of Fine Arts, Major in Film Production and Film Studies, il a travaillé trois ans au Conseils des arts du Canada avant d’être conservateur associé des arts médiatiques au Musées des beaux-arts du Canada pendant sept ans et directeur général de la Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie pendant 10 ans. À son parcours s’ajoute des expériences d’enseignement dans plusieurs universités canadiennes ainsi que des expériences de consultation auprès d’organismes culturels. Il a récemment entrepris un doctorat en Études et pratiques des arts à l’Université du Québec à Montréal.

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