Visiteurs photographes au musée – Romain Guedj

[Hiver 2014]

Visiteurs photographes au musée
Sous la direction de Serge Chaumier, Anne Krebs et Mélanie Roustan
Paris, La documentation française, 2013, 320 pages

Cet ouvrage collectif éclaire sur un certain nombre de pratiques photo­graphiques amateurs au musée. Il s’agit d’une table ronde de réflexions probablement catalysées par les récentes interdictions, partielles ou totales, pour les visiteurs de photo­graphier les œuvres dans l’enceinte de l’institution. Elles s’appliquèrent notamment dans certaines salles du musée du Louvre et dans la totalité du musée d’Orsay (dont l’interdiction est toujours en vigueur à ce jour). Cependant ce recueil élargit la question de la permissivité de cette pratique à celle d’autres usages de la photographie dans les institutions patrimoniales. Ainsi trois thèmes sont abordés : « Interdire/autoriser. Le juridique au centre de la controverse », « Du côté des visiteurs. Pratiques photographiques et usages des photographies » et « La photographie comme instrument des politiques publiques ».

Dans la première partie, les auteurs exposent avec clarté la complexité des diverses couches législatives que pourrait utiliser une institution pour justifier une telle interdiction. Les limites d’application de certains articles de loi suivant le contexte de la prise de vue et de diffusion de l’image sont aussi évoqués. Certes le contexte législatif étudié est principalement celui de la France mais certains liens peuvent être faits avec le Québec. Par exemple, il convient premiè­rement de définir le statut de l’œuvre : est-elle soumise au droit d’auteur (sachant qu’il est applicable et exigible par les ayants droit 70 ans après le décès de l’auteur contre 50 ans au Québec) ou bien est-elle tombée dans le domaine public (au-delà de ce monopole) ? Deuxiè­mement quel sera le statut de l’usage de cette reproduction : s’agit-il d’une utilisation commerciale, publique ou privée de l’image de l’œuvre ? Pour chacun des cas, il est possible de définir en conséquence s’il est permis ou non de photographier l’œuvre. Cependant, le droit français (article L-122) comme le droit canadien (L.R.C. (1985), ch. C-42, 29.22) reconnaissent une exception qui autorise toute personne à reproduire et à utiliser de manière privative toute copie d’une œuvre, qu’elle soit soumise ou non au monopole du droit d’auteur. Certes des conditions s’appliquent, mais ces articles législatifs constituent le talon d’Achille de l’interdiction de photographier une œuvre.

Par ailleurs, Géraldine Salord précise que le musée en tant qu’institution est également soumis au Code du Patrimoine qui lui confère la prérogative de « rendre ses collections accessibles au public le plus large et […] de concevoir et mettre en œuvre des actions d’édu­cation et de diffusion visant à assurer l’égal accès de tous à la culture ». Alors la question suivante est amenée : la pratique photographique des visiteurs ne serait-elle pas un moyen de diffusion et d’appropriation de la culture ? Ainsi les auteurs de cette première partie tranchent la question de la permissivité d’un point de vue législatif mais, selon leurs conclusions, se permettent de franchir le cap de l’interprétation en s’interrogeant sur les motifs sous-jacents de l’interdiction : ne sert-elle pas à assurer un monopole aux institutions pour l’exploitation de l’image des œuvres qu’elles n’ont pourtant pas légalement (loi du 31 décembre 1921) ? Comme le soulignent plusieurs auteurs, les recettes sur le droit à l’image dépassent rarement les 3 % du budget : n’y aurait-il pas alors une idéologie sous-jacente qui mépriserait l’expérience de rencontre de l’œuvre par la photographie au profit d’une autre dite plus contemplative, et plus « élitiste » ?

De plus, une place est faite aux discours du public et des gardiens de musée. Cette approche complémentaire propose un panorama assez large des réactions au sujet de l’autorisation/interdiction de photographier. Par exemple, les mesures d’interdiction mises en place au Louvre furent très éprouvantes pour les gardiens. L’enquête réalisée par Anne Krebs révèle également que 63 % des gardiens travaillant dans les salles où l’interdiction de photographier sans flash s’appliquait « […] estimaient que l’autorisation de photographier dans tout le musée était la solution la plus favorable pour le public […] » (p. 75). Du côté des visiteurs, Bernard Hasquenoph, un des acteurs principaux de l’opposition à l’interdiction mise en place au musée d’Orsay, relate les stratégies de résistance et de manifestation au sein du musée pour signifier le mécontentement du public.

Dans la seconde partie de l’ouvrage sont analysées tant la pratique au moment de l’enregistrement photographique que celle d’un partage privé des images ou d’une plus large diffusion de celles-ci (réseaux sociaux, blogs). Les diverses dimensions subjectives de l’appropriation des œuvres et de l’expérience muséale dont se charge la photographie sont envisagées ici. Nous soulignerons le travail d’Irène Jonas dans l’espace double du musée Rodin : à la fois jardin comportant des œuvres et musée dont l’espace muséographique est plus commun. Son article rend bien compte de la diversité des postures et discours face aux objets et à l’expérience photographique. À l’opposé, Pierre Lannoy et Valentina Marziali proposent une typologie du visiteur photographe. Pour ce faire, ils suggèrent des catégories (photographe touriste, boulimique, amateur expert, expert professionnel, etc.) cons­truites à l’aide du matériel qu’il utilise et de la durée de la visite. Non seulement cette typologie, réduit quelque peu la complexité de l’analyse (comme toute typologie pourrait-on lui opposer), mais surtout elle construit un sens de la visite photographique axé sur le regard extérieur du chercheur et non sur l’expérience vécue par le visiteur (problème que les auteurs eux-mêmes reconnaissent). Dans un autre ordre d’idées, dans son analyse des pratiques de photographes participant au groupe Flickr « Musée du quai Branly », Gaëlle Lesaffre propose une analogie qui nous semble erronée : « L’analyse du corpus nous invite, par ailleurs, à souligner que si l’appropriation est individuelle, elle n’est pas for­cément singulière, dans la mesure où fréquemment les mêmes objets sont photographiés, ce qui dessine une visite type, avec ces objets-phares. » (p. 185) Ainsi, la photographie en tant que message et pratique est confondue avec le sens que lui donne le regardeur, comme si une même photographie révélait un sens commun non subjectivement reçu ?

La troisième partie de l’ouvrage analyse des pratiques photographiques variées, encadrées par l’institution. Soulignons par exemple la participation du public à la réalisation de clichés photographiques d’objets de la collection pour alimenter la base de données documentaires, l’influence de la mise en place d’une cabine photomaton dans l’enceinte du musée, ou encore l’usage de la photographie dans un projet de médiation. Ainsi cet ouvrage intéressera au premier chef tout responsable de collection amené à décider des politiques d’accueil du public dans son institution. Mais en étudiant une grande variété de contextes de la pratique photographique amateur au musée, ce livre suscite une réflexion qui s’adresse à tous publics. Citons quel­ques exemples qui embrassent des thématiques plus larges, par exemple, le contrôle du public par l’institution et la vision institutionnelle exclusive de l’expérience face à une œuvre d’art qui déprécie l’appropriation photographique de l’œuvre. Ou encore des questions davantage économiques et sociales comme l’ouverture du musée à un modèle productif et économique du logiciel libre pour alimenter sa base de données en photographie « naturaliste ». Enfin n’oublions pas que ces faits se situent dans un contexte élargi de l’évolution de la marchandisation de l’information dont l’image photographique fait partie. Le droit se complexifie pour venir parfois appuyer cette marchandisation. C’est le cas lors de la modification du code [français] de la propriété intellectuelle, où la base de données est reconnue comme œuvre de l’esprit et devient donc soumise au droit d’auteur. De fait, le musée pourrait justifier l’inter­diction de l’exploitation publique ou commerciale d’une reproduction pho­tographique d’une œuvre du domaine public parce que cette image est une partie de sa base de données. Enfin, en s’intéressant à quelques pratiques photographiques amateurs, l’ouvrage est important car son thème reste encore peu abordé dans les publications universitaires.

À la suite d’étude en chimie macromo­­­lé­culaire puis en restauration d’œuvre d’art, Romain Guedj a travaillé comme restau­rateur de photographie pour des collections canadiennes et françaises. Titulaire d’un DEA du Centre d’Histoire et des Techniques du CNAM, il est maintenant doctorant au Département de sociologie de l’UQAM et travaille sur les changements de pratiques photographiques ainsi que sur les représentations sociales de la photographie dans le contexte du changement technique que constitue le passage de l’argentique au numérique.
 

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