Christian Tagliavini, 1503 | Dame di cartone – Johanna Mizgala, Maniérisme, Médicis et Madmen : la mise en scène photographique de Christian Tagliavini

[Printemps-été 2014]

Par Johanna Mizgala

Les portraits exercent sur nous une fascination trompeuse : le visage d’autrui attire instantanément notre regard. Plongés dans cette contemplation, nous découvrons progressivement une réalisation soigneusement orchestrée qui doit être décodée pour être pleinement comprise. En ce sens, le portrait peut être lu comme une forme première de publicité : établir son image de marque. Loin de reproduire simplement les caractéristiques physiques du sujet, tout objet ou indice inclus dans la composition sert à guider le spectateur dans sa perception de la personne représentée. Tout ici est méticuleusement considéré, chaque élément donnant des indications sur la personnalité du sujet, le lieu où il vit, et sa position sociale. De même, la façon dont le sujet choisit de s’habiller (ou non) peut constituer une projection de sa persona. Tout comme les emblèmes de sa profession font office de figurants autour du personnage central du portrait, sa tenue donne des indications sur son statut social, son occupation, son style et ses goûts, si nous estimons avec Mark Twain que l’habit fait l’homme, ou la femme. Tout vêtement devient ainsi un costume dans le contexte de l’image, sa signification s’inscrivant dans le rôle joué par le sujet. Les costumes nous permettent de porter, littéralement, l’emblème de ce que nous désirons être, projeter, nier ou confirmer. Le sujet du portrait joue donc consciemment son rôle, avec la complicité volontaire de l’artiste.

Les portraitistes sont recherchés pour leur art, et leur style enveloppe d’une patine particulière ceux qui posent pour eux. Les modèles se reconnaissent dans le cadre de ces réalisations. Le photographe Yousuf Karsh était si bien associé à son style de portrait que ses clients employaient l’expression « being Karshed » pour évoquer leur séance de pose dans son studio. Dans le domaine de la peinture, les artistes ont exercé une influence similaire à travers les époques – les portraits de Plamondon suscitant par exemple l’envie de s’approprier ce teint parfaitement éthéré, ou ceux de Modigliani se démarquant par leurs étranges cous allongés. Le portrait de commande, notamment, porte les traces de la transaction commerciale qui lui a donné naissance. Le modèle souhaite être représenté d’une manière spécifique et revendiquer un statut social particulier ; il est prêt à payer pour ce privilège.

Cette quête d’une allure spécifique se manifeste aussi dans l’histoire de la photographie de mode ; les créateurs se tournent vers des artistes qui sauront mettre les vêtements en valeur comme des objets de désir. Dans ce contexte, le sujet précis de l’image reste délibérément vague. Le rôle des modèles est ambigu : ils doivent simultanément rayonner d’une présence irrésistible, tout en se fondant dans le décor en tant qu’armature du vêtement que le créateur souhaite, avant tout, promouvoir. Ils sont à la fois présents et absents ; même lorsque des photographies de mode utilisent des célébrités, celles-ci habitent un curieux territoire illusoire mêlant identification et transformation, où elles oscillent entre le familier et l’étrange : incarnations de la double négation.

Christian Tagliavini (né en 1971) se décrit comme un « artisan de la photographie ». Il revendique le fait que les créations portées par ses modèles sont taillées dans l’étoffe de l’imaginaire et ne constituent pas des vêtements à proprement parler. Chaque aspect de la photographie, depuis le costume raffiné jusqu’au casting du modèle, s’apparente à une production de théâtre ou de film, où Tagliavini endosse à la fois rôle de costumier, cinéaste, producteur et réalisateur. Les images de sa série de portraits Dame di Cartone (2008) ressemblent à des croquis de mode devenus vivants – comme si ses modèles arboraient les dessins stylisés des couturiers, servant à traduire l’idée d’un vêtement en quelques coups de pinceaux, par opposition aux tenues terminées qu’on voit dans les défilés ou les magazines. Ce sont des poupées de papier en version adulte (Dame di Cartone signifie Dames de carton) inspirées par le baroque, le cubisme et même le New Look de Christian Dior : Tagliavini échantillonne la mode comme un DJ échantillonne les rythmes. Dans ses photographies grand format, la tridimensionnalité des visages, cous et bras des modèles est juxtaposée sans transition à la planéité radicale de leurs parures de carton longuement élaborées. Ces images évoquent à la fois des illustrations de livres pour enfants et les costumes créés par Sonia Delaunay pour les Ballets russes. Ils semblent appartenir à un conte, comme si Tavigliani avait saisi Pinocchio au milieu de sa transformation – entre pantin de bois et véritable petit garçon.

Avec la série 1503 (2010), Tagliavini utilise à la fois le tissu et le carton pour fabriquer les habits portés par ses sujets, créant des échos contemporains aux portraits que les Médicis avaient commandés au peintre manériste et poète Agnolo di Cosimo Bronzino (1503-1572), le titre de la série correspondant à l’année de naissance du peintre. Les photographies de Tagliavini nous montrent ici des personnages qui pourraient faire partie de la clientèle fortunée de Bronzino. Contrairement à leurs cousins les Dame di Cartone, dont les titres font simplement allusion à un genre ou à une époque particuliers, les portraits de 1503 se réfèrent directement au travail de Bronzino et aux Médicis qu’il a représentés, avec des titres comme Ritratto di signora in verde (Portrait de femme en vert) et Lucrezia.

De son vivant, Bronzino fut recherché pour son style de portrait incarnant parfaitement l’élégance luxueuse et détachée de la noblesse florentine. Le contraste entre les visages impassibles et les tenues fastueuses, difficiles à imaginer dans la vie réelle, rend ses tableaux particulièrement frappants. Tagliavini amène cette expressive impassibilité plus loin encore : il crée des vêtements complètement importables et qui pourtant habillent ses sujets irréels, lesquels nous fixent avec dédain ou semblent perdus dans leurs rêveries. Ils existent comme objets de contemplation, et donnent l’impression d’assumer pleinement le rôle qui leur a été confié. Ces images remettent en question la notion même de « regarder un portrait », comme si à la fois l’image et l’acte qu’elle suscite étaient saisis dans leur propre reflet. Les photographies fonctionnent en tant que spirale où le regardeur est conscient du cycle de la représentation, qui s’auto-dissout perpétuellement. Si les œuvres de Tagliavini peuvent être lues au premier abord comme des citations photographiques de l’époque de Bronzino, le thème fondamental de ces photographies est l’acte de porter un regard : sur les modèles que Tagliavini a choisis pour ses portraits, sur leurs costumes décoratifs (qui portent la marque de l’artiste), et sur le regardeur, pour lequel ce spectacle fut créé. Ce sont des œuvres dont la consommation est ambiguë. Elles nous considèrent depuis une scène qui est elle-même l’interprétation d’une scène ; ces portraits réels jouent à faire semblant, et nous sommes invités à entrer dans le jeu.

Dans les photographies de Tagliavini, l’imaginaire est au cœur de la réalité. Ces scènes sont nécessairement fondées sur le prédicat que leur état « définitif » n’est pas envisagé ; tout comme la mode, elles existent dans un état de perpétuelle transformation. Tel style familier devient méconnaissable, puis refait surface. De la même façon, ces portraits peuvent être interprétés comme les arrêts sur image d’une série d’actes répétés. Ils sont ostensiblement posés, et les modèles qui incarnent ces poses en comprennent la signification. Chez Tagliavini, le portrait est donc appréhendé comme la personnification d’un schéma comportemental et vestimentaire, marqueur visuel d’une attitude qui contraint le corps tout en le mettant en scène, sans parvenir à l’englober complètement. La persona est non pas fixe, mais multiple ; elle peut se départir de certains attributs et en acquérir d’autres. L’œuvre souligne en même temps les limites qu’on impose au corps, et ce que le corps exprime. Les sujets de Tagliavini aspirent à s’affranchir de ces représentations rigides, mais ils sont prêts à les essayer pour voir si elles leur vont.
Traduit par Emmanuelle Bouet

Né en 1971, Christian Tagliavini a grandi en Italie et en Suisse. Après avoir étudié le design graphique, il a été architecte et graphiste, avant de se consacrer à la photographie d’art en 2000. Son travail a été montré dans plusieurs expositions de groupe en Suisse et ailleurs, ainsi que dans les pages de magazines internationaux comme Eyemazing et The British Journal of Photography. Il vit et travaille à Lugano, en Suisse. Il est représenté par Camerawork Gallery, Berlin, et Cons Arc Galleria, Chiasso, en Suisse. www.christiantagliavini.com

Johanna Mizgala est commissaire indépendante, critique d’art et enseignante. Sa thèse doctorale porte sur les manifestations de l’humour chez les sujets des premiers portraits photographiques, la relation de collaboration inhérente à la séance de pose, et le caractère universel de ces transgressions insouciantes, au-delà des distinctions de race, de classe et de genre.

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