Valérie Jouve, Cinq femmes du pays de la lune – Fabien Pinaroli

[Hiver 2015]

Une entrevue par Fabien Pinaroli

Dans ses rencontres autant que dans les portraits qui en résultent, Valérie Jouve navigue depuis plus de vingt ans à travers certains repères. Ceux-ci sont constitués de marqueurs historiques, comme l’architecture en zone périphérique ou les habitus de l’homme contemporain. Ils sont également fortement imprégnés de certaines questions que l’anthropologie se pose, entre autres celles liées au respect des personnes qui lui fournissent ses principales ressources. Depuis 2008, Valérie Jouve multiplie ses séjours au Moyen-Orient, notamment en Israël et en Cisjordanie. Elle cultive ainsi un dialogue avec ses personnages et ses territoires. Cinq femmes du pays de la lune est une exposition présentée au Musée d’art contemporain du Val-de-Marne (MAC/VAL) qui brosse le portrait d’une ville, Jéricho, et de son territoire. Valérie Jouve a invité quatre femmes palestiniennes, Rana M. S. Abukharabish, Suha Y. M. Abusharar, Yasmin M. M. Abu Awad et Jamila I. M. Thalja, à travailler avec elle à la fabrication d’images, hors du conflit, pour construire une autre représentation de la Palestine. Elles la guident dans le même temps qu’elles apprennent à penser autrement les images.

Fabien Pinaroli : La phrase manuscrite inscrite sur la première cimaise de l’exposition, à la façon du commentaire inaugural d’un album photo, propose « une réflexion collective sur l’image dans un lieu où la religion interdit l’image ». Tu élargis le propos un peu plus loin : « un projet de photographie d’un territoire devenu, avec le temps, l’expression d’une vision du monde ». Peux-tu préciser, par rapport à ces deux aspects, le cheminement de ce projet ?

Valérie Jouve : Conçu sur un interdit – le soi-disant interdit de l’image dans l’islam – le projet était de faire une image pour ma série Les personnages avec um Hassan (Jamila Thalja). Elle n’a pas voulu et j’ai cherché à déplacer la question : si je ne pouvais pas faire une image avec elle, en revanche elle pouvait en faire, des images ; et chaque image est un peu un autoportrait. Ainsi avons-nous commencé à discuter d’un projet commun. um Hassan a eu l’idée d’inviter trois autres femmes à se joindre à nous. Comme elle l’a dit dans une visite de l’exposition : « Je suis avant tout Syrienne même si je vis ici depuis vingt ans, et, pour un projet en Palestine, je pensais important qu’il y ait aussi des Palestiniennes, et puis c’était aussi plus d’énergie ». Lorsque nous avons convenu de travailler ensemble, s’est posée la question du sujet de ce travail collectif. Au début, je voulais les amener à réaliser des sortes d’autoportraits à travers des images de leur intérieur, de leur famille, de leur vie de tous les jours. Mais, très vite, j’ai senti une réticence ou plutôt un manque d’intérêt. nous avons donc réfléchi ensemble et, à ce moment, elles m’ont fait part de leur désir de partir. Et là, c’est très joli, car elles me rejoignaient sur un sujet que je connais bien : le territoire et comment leur territoire est une sorte de portrait d’elles-mêmes. En tout cas, comment ces figures s’inscrivent dans le territoire de Jéricho ou comment elles y inscrivent leur lieu de vie et, surtout, éventuellement, comment l’identité palestinienne peut s’y découvrir.

Parfois, certains ethnologues assument totalement leur position « située ». Ils sortent même parfois du champ scientifique pour écrire des romans, ou faire des essais filmiques. Ils parlent alors à la première personne du singulier, comme le fait un artiste. Toi, à Jéricho, tu fais un peu le contraire, non ?

Non, je ne pense pas faire le contraire, puisque je ne me suis jamais posé la question de mon identité d’artiste. Je sais que, dès le début, j’ai eu besoin de faire des images pour accompagner mon époque, la communauté des hommes de mon époque, mais j’ai toujours été mal à l’aise avec mon statut d’artiste, même si c’est le monde de l’art qui, en étant intéressé par mon travail, lui a donné ce statut, et c’est la force de l’art. Je mène mon travail comme une recherche et je pense qu’il est important que des démarches singulières puissent exister. Après, c’est un problème de case : on se trouve, et on continue un peu « le cul entre deux chaises », mais j’ai toujours aimé l’instabilité, dans la pensée comme dans la sphère sociale. Mon travail a commencé lorsque je faisais mes études en anthropologie. Ma nécessité vient de là. Ainsi, cette exposition est peut-être la plus explicite quant à mes sources intellectuelles.

On parle de « journalistes embarqués » lors de conflits et d’opérations militaires. L’expression est péjorative (dénotant un défaut d’objectivité), mais Cinq femmes du pays de la lune n’est-il pas un projet embarqué ? Il s’agirait alors d’un double embarquement :
1) tu « embarques » avec ces quatre femmes, qui te guident dans leur ville, dans sa géographie physique et humaine, et dans son histoire ;
2) elles « embarquent » avec toi dans ton projet photographique. Que penses-tu de cette définition ?

Elle me plaît pour son côté polysémique dans ce contexte. Effectivement, nous avons tout simplement choisi « d’embarquer » ensemble pour construire ce travail comme une petite utopie de notre « Palestine libérée » ! Il est vrai que ce projet a été très riche, dans l’aller-retour entre nos propres expériences. Par exemple, um Hassan étant étrangère, elle me permettait de ne pas être seule de l’extérieur. Elle est Syrienne, Suha est née à Hébron et a rejoint le camp Aïn Sultan il y a plusieurs années, Rana et Yasmine sont de Jéricho (de ce même quartier) et moi je suis Française, mais je vis à Jéricho depuis quatre ans, quelques mois par an… Chacune avait sa propre raison de se sentir appartenir à ce territoire et surtout de reconnaître l’appartenance des autres. Car, là-bas, tout le monde peut se sentir chez lui ; c’est une terre fondatrice pour beaucoup de civilisations. Depuis les Romains, cette partie du Moyen-Orient a toujours été traversée, et c’est bien le paradoxe avec Israël : pour la première fois, une invasion conduit à chasser les Palestiniens d’origine ! Il y a des communautés arrivées depuis des centaines d’années (du Sénégal, du Maroc, par exemple). Le problème pour les Palestiniens n’est pas d’accueillir l’autre, leur histoire collective en est pétrie, mais, là, il ne s’agit pas de cela !

L’installation de ton travail a changé ces dernières années et tu as déplacé le focus de l’Occident au Moyen-Orient. Au MAC/VAL, vous présentez le « pays de la lune » à la façon d’un album de famille en images, en bruits et en paroles. Comme en êtes-vous arrivées à une telle rupture avec le format classique de l’exposition ?

Le mot « album de famille » est assez beau, car c’est comme cela que s’est construite une sorte de famille. Mon travail là-bas vient de loin en fait. Même si je me suis toujours sentie proche de la culture arabe (j’ai été mariée pendant vingt ans avec un homme marocain), il y a trente ans, j’avais peur de faire un travail dans ces pays, peur de porter quelques traces inconscientes de notre passé colonial. Mais, depuis le 11 septembre, certaines images ressurgissent, comme une sorte de réminiscence des contes d’enfants, où les arabes sont sur des chevaux avec des sabres tuant et violant femmes et enfants. La visite d’Israël et de la Palestine en 2008 m’a également beaucoup choquée ! J’ai ressenti un grand ras-le-bol, et j’ai voulu continuer mon travail là-bas. En plus, c’est une envie de pouvoir, un jour, travailler des accrochages où les images d’ici et de là-bas peuvent coexister pour dialoguer sur les mêmes problématiques. Toutes ces expériences ne sont pas un changement radical des dernières années, plutôt un glissement progressif qui précise le travail. Par exemple, les images que j’appelle Les personnages, depuis le milieu des années 1990, prennent tout leur sens ici.

Aujourd’hui, après la photographie et le cinéma, j’ai envie d’ouvrir ma réflexion avec le son qui lui-même aide à produire des images. Ce travail de groupe est parti d’une belle énergie, j’aime cette absence de signature. Et c’est un travail collectif que je voulais finaliser comme tel, non pas travailler avec ces quatre femmes et me réapproprier leurs images. C’est le caractère phénoménologique entre nous et le lieu qui m’intéresse, comme souvent dans mon travail. L’objet d’étude, à savoir le territoire, n’est pas la seule finalité. La forme du récit de ces cinq femmes, sans rien empêcher de la découverte du territoire, emmène le visiteur dans une réflexion sur notre inscription dans le territoire et porte un sens, au regard des sciences humaines.

Deux cimaises sont peintes en gris. Elles sont différentes des autres, qui sont blanches, et sont dédiées à un voisin de Um Hassan. Dans cet espace plus clos que les autres, ce vieux Palestinien parle de 1948, de la situation géo-politique qui a présidé à l’invasion israélienne ainsi que de l’humiliation ressentie après la perte de leur terre et l’exil. Ses propos sont pleins de rancœur. Sa mémoire, discontinue, a altéré les évènements qu’il relate. Parfois, vos commentaires ajoutés sur le papier complètent sobrement. Le conflit israélo-palestinien est omniprésent. Peut-on considérer qu’il est le véritable décor de ces photos plutôt que l’aridité du « pays de la lune » ?

Dans mes expositions, je privilégie généralement le montage entre les images, mais, ici, je pourrais dire que chaque mur fait œuvre, ou chaque lieu. Tout pose question et cela m’intéresse. nous avons nommé les murs en fonction des lieux (cela va de « Ain Sultan », le quartier de Jéricho où habite um Hassan, à la « mer Morte »). Les deux cimaises dont tu parles s’intitulent « camps ». Oui, d’une certaine manière, le conflit est déjà là : lors-qu’on dit « Palestine », on entend « conflit ». Tu le fais toi-même, voyant le conflit omniprésent alors qu’aucune des images ne le montre (aucun mur, aucun checkpoint). Seul cet homme parle de 1948 avec, comme tu l’as vu, sa mémoire altérée, mais tu remarqueras que sa rancœur est plus dirigée contre les Anglais et les Français que contre les Israéliens… Cette exposition montre la beauté de ce paysage comme beaucoup de visiteurs l’ont vu. nous ne connaissons pas ce pays, si ce n’est dans sa relation avec son voisin, donc dans le cadre du conflit. Dans tout l’espace, les cimaises vont du blanc au brun, avec, c’est vrai, ces deux murs radicalement plus sombres, comme un point isolé pour signifier l’origine de la situation de ce pays ; c’est le seul point qui parle du conflit, et il le fait de façon discursive. Mais cela déborde en image tout de même, de façon moins marquée mais symboliquement tout aussi violente : les drapeaux israéliens sur les plages privées, les seules accessibles à la mer Morte dans le territoire palestinien.

Dans l’exposition, il est impossible de distinguer quelle image est attribuée à qui. Ce sont pour la plupart des séries de photos de format 18 x 27 cm, jusqu’au 40 x 50, toutes présentées sur les cimaises, recto verso. Une série s’en distingue, exposée sur le mur, car les photos sont plus grandes. Ces images sont les tiennes, elles encadrent l’exposition. Ne reflètent-elles pas ta position dans le projet ?

Dès que j’ai proposé aux femmes de faire un travail avec moi sur leur territoire, il était évident que cela induisait du collectif. C’était un échange et cela m’intéressait ainsi. Très vite, j’ai su qu’il fallait en même temps avancer avec les photos du territoire, et nourrir la narration, notre propre histoire. Je me reconnais en effet dans cette exposition (son rythme général, sa musicalité, ses chromies évoluant). Peut-être mon autorité n’est-elle apparue que par nécessité d’apporter mon expérience, mais cela n’allait pas plus loin. De leur côté, les femmes m’ont apporté leur connaissance du territoire et on peut les reconnaître dans les images qu’elles ont faites. C’est assez beau d’ailleurs. C’est presque une réflexion philosophique – soi dans l’autre (comme dans la série Les personnages). Oui, cette exposition est un nouveau jalon. J’ai toujours cherché à comprendre le fonctionnement et, surtout, l’évolution contemporaine de la communauté des hommes : les corps et les lieux, moi et les modèles (qui sont plus des acteurs d’ailleurs, puisque je parle avec eux de l’idée initiale et on la travaille ensemble ensuite). Mais je ne veux pas faire un travail sérieux, scientifiquement parlant ; je veux laisser rentrer toute la poésie que génère la réalité absurde de nos mondes humains. Et surtout, bien sûr, peut-être le plus important est que ce travail montre à quel point les résistances sont là et fonctionnent, comment elles donnent encore de la force à cette poésie ! Ce n’est pas pour rien si ces quatre femmes sont toutes singulières dans leur propre société. Ce sont aussi des Personnages, et c’est pour cela que je savais pouvoir travailler avec elles.

La présence des corps de ces femmes est atypique. Ils ne sont pas photographiés tout d’abord ; ils le sont ensuite, mais en tant que silhouettes voilées en train de prendre des images, donc de porter un regard sur leur propre univers. Enfin, ces corps sont photographiés en tant que portraits, corps singuliers, à visages découverts, des portraits de toi y compris. Comment en êtes-vous arrivées là ?

On a déjà parlé de l’origine du projet autour de l’interdit de l’image, donc, effectivement, au début j’ai fait attention à cela. La plupart des représentations de ces femmes tiennent compte de cette réalité. Je ne voulais rien forcer. En revanche, celle qui ne voulait pas se faire prendre en photo a vu les autres prendre du plaisir à cela. Du coup, elle s’y est mise. Et lorsqu’elles ont commencé à toutes se photographier, je me suis autorisée à les représenter. Il y avait un côté festif dans ce projet, comme une sensation pour elles de voyager au sein de leur propre pays (une des femmes a parlé de re-découverte lors des visites de l’exposition qu’elles ont faites avec moi). Lorsque nous avions des journées de travail ensemble, nous étions toutes très enthousiastes : les trajets en voiture étaient bruyants, nous chantions à tue-tête, les femmes interpellaient parfois les passants – chose improbable normalement, surtout avec des hommes. J’avais l’impression qu’elles retombaient en enfance ! Ainsi, il me semblait important de garder cette énergie. Je pense que c’est cela qui donne, finalement, ce côté « album de famille ».

Fabien Pinaroli, commissaire et critique indépendant, collabore avec les revues Frog, 2.0.1, Zéroquatre, Flux-News. En 2007, il coédite le livre Harald Szeemann. Méthodologie individuelle. En 2012, il propose CoB#2, un reenactment de l’exposition Celebration of the Body (N.E. Thing Co, 1976) qui donne lieu à deux expositions (à Lyon et à Saint-Fons) et à deux journées d’étude à Londres sur la réactivation d’expositions et de performances. En 2013, il est commissaire de l’exposition Iain Baxter& à Raven Row, Londres. En 2014, en résidence à Schloss Solitude, Stuttgart, il assure la direction éditoriale du livre Re: vers une histoire mineure des performances et des expositions.

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