Par Jill Glessing
Malgré une grande diversité culturelle et géographique, les pays d’Amérique latine partagent avec l’Europe des liens inextricables qui datent de l’incursion ibérique. La méprise de Christophe Colomb a entraîné durant plusieurs siècles une saignée, qu’Eduardo Galeano a nommé « les veines ouvertes de l’Amérique latine ». Après que ces pays eurent obtenu leur indépendance politique, les relations entre colonisateur et colonisé ont commencé à évoluer. Aujourd’hui, à mesure que les systèmes économiques latino-américains rattrapent une Europe paralysée par les crises, l’immigration et les échanges culturels tendent à s’équilibrer.
PHotoEspaña, festival de photographie et d’arts visuel basé à Madrid, est cette année consacré à l’Amérique latine, choix emblématique de ce passé enchevêtré. Le format régional du festival fut inauguré en 2014 avec une programmation dédiée à la photographie espagnole ; en 2016, ce sera l’Europe.
La présence de PHotoEspaña en Amérique latine s’est accrue au fil des ans, notamment grâce à son programme Transatlántica, qui permet aux artistes émergents d’exposer leur travail et de montrer leur portfolio. La thématique 2015 est donc le prolongement naturel de cet engagement. Parmi les soixante-neuf expositions présentées dans les espaces artistiques publics et privés de Madrid ainsi que dans diverses villes du monde dont Bogotá et Paris, quarante-huit évoquent l’histoire et la situation de l’Amérique latine – une réalité complexe, souvent difficile.
Le « Nouveau Monde ». La photographie est apparue trop tard pour immortaliser le monde « nouveau » que Christophe Colomb découvrit à l’issue de sa traversée fatidique : nous ne pouvons que l’imaginer. Le photographe polonais Janek Zamoyski a retracé la route maritime du conquistador durant sa seconde expédition. Les vingt et un paysages marins réunis sous le titre Heave Away au Museo Nacional de Ciencias Naturales, et qui représentent chacun une journée de la traversée originelle, nous offrent des horizons ouverts et vides dont la beauté grandiose semble à la fois démentir et annoncer les bouleversements dramatiques qui allaient suivre.
Les Européens lancèrent ces expéditions afin de contrôler le commerce avec l’Asie. Mais ce qu’ils découvrirent devait s’avérer beaucoup plus profitable : des ressources abondantes extraites par une main-d’œuvre indigène et de nouvelles âmes pour leur dieu chrétien. Le racisme qui justifiait ces deux modes d’appropriation, et qui entraîne aujourd’hui encore des divisions raciales complexes, est apparent dans les archives photographiques du Vicariat apostolique salésien de l’Amazonie équatorienne. In the Eye of the Other Historical Photography of Ecuador: Breaking into the Amazon, exposition présentée au Círculo de Bellas Artes, associait des tirages d’époque et contemporains réalisés à partir des négatifs originaux sur verre. Des clichés ethnographiques conventionnels, montrant des Amazoniens nus de face et de profil, côtoyaient des portraits de groupe, où des indigènes innocents entouraient des missionnaires et des directeurs de plantations d’hévéas paternalistes. On voyait aussi les colonisés pratiquer des rituels traditionnels ou encore les nouveaux rituels des Européens – pleurer leurs morts dans une cérémonie chrétienne, s’agenouiller pour prier avec un crucifix et se rassembler avec curiosité autour de l’instrument qui les documentait, une chambre photographique sur trépied.
Les colons qui manipulaient ces appareils, comme Manuel Jesús Serrano, auteur de certaines des images décrites plus haut, se conformaient au point de vue eurocentrique. Lorsque les indigènes sont passés derrière l’appareil, leurs images ont commencé à refléter leurs propres intérêts (une démarche qui reste actuelle pour les jeunes photographes latino-américains). De 1920 à 1973, Martín Chambi, un métis du Pérou, a travaillé en tant que photographe de studio, de paysage et documentaire à Cuzco et dans les montagnes avoisinantes. Chambi est célébré pour son assimilation subtile des influences esthétiques européennes au sein de sa propre culture. Les magnifiques tirages réalisés par le photographe madrilène Castro Prieto à partir de vingt-cinq négatifs originaux sur verre furent l’un des clous du festival. (Les « re-photographies » prises par Prieto à Cuzco étaient jumelées à celles de Chambi au Museo Nacional de Antropología, sous le titre Martín Chambi – Perú – Castro Prieto).
Chambi excellait dans son utilisation de la lumière naturelle péruvienne, l’éclairage de studio n’ayant pas encore atteint les régions éloignées. Il enveloppait ses sujets, bourgeois comme Indiens, d’un remarquable clair-obscur à la Rembrandt. Les vagues de noirceur où flottent une mariée voilée de blanc et son cortège confèrent notamment à Wedding of Don Julio Gadea of Cuzco (1930) une profondeur picturale exceptionnelle.
Dans les années 1930, un vent révolutionnaire soufflait sur l’Amérique latine, et des traces de cet esprit imprègnent ses portraits sensibles et attachants de campesinos en haillons qui, comme Chambi, parlaient le Quechua, mais vivaient dans la servitude au bas de l’échelle sociale, inféodés à des mines ou des haciendas. Les images qu’il a réalisées de Machu Picchu sont également saisissantes, à la fois pour leur beauté somptueuse et parce qu’elles figurent parmi les toutes premières photographies des ruines inca.
Visions modernistes. Plusieurs expositions présentaient des photographes latino-américains actifs du début jusqu’au milieu du XXe siècle. Parmi eux, deux femmes photographes dont le travail fut majoritairement négligé par l’avant-garde moderniste et les canons formalistes : Tina Modotti et Lola Álvarez Bravo, toutes deux engagées dans la révolution culturelle mexicaine au cours des années 1920 et 1930.
Lorsqu’elle revint au Mexique en 1923 avec l’Américain Edward Weston, Tina Modotti développa des liens avec l’intelligentsia politique et artistique, puis s’impliqua au sein des mouvements indigènes mexicains et du Parti communiste. Son engagement vis-à-vis de ce dernier entraîna son abandon de la photographie et, en 1929, son exil forcé du Mexique. Cette part significative de son histoire semblait en décalage avec les sacs luxueux de la boutique Loewe qui exposait ses œuvres. Produites en seulement six ans, celles-ci révèlent la nature fondamentalement politique et sensuelle de son travail.
Cinquante épreuves argentiques d’époque ainsi que des épreuves au platine – dont les tons chauds adoucissaient ses expérimentations formalistes – permettaient de contaster l’étendue de son registre. Dans ses natures mortes (lys, cactus et fils téléphoniques), la pratique de Modotti témoigne d’une approche abstraite influencée par le groupe f/64 d’Edward Weston, mais qui se fond harmonieusement avec ses sujets indigènes : les cercles des sombreros masquant des campesinos lisant des journaux politiques ou manifestant dans les rues ; les fesses potelées des bébés calés sur les hanches de leur mère ; des mains usées appuyées sur une pelle ou frottant des vêtements ; une guitare, une faucille et une cartouchière dans une composition révolutionnaire. Loin de tout formalisme cette fois, ses Roses (1924) s’abandonnent en soyeuses superpositions de pétales qui se recroquevillent et s’affaissent les uns sur les autres. L’exposition incluait également une commande gouvernementale qui documentait les fresques postrévolutionnaires des muralistes mexicains, dont Diego Rivera.
Après la déportation de Modotti à Berlin en 1930, Lola Álvarez Bravo hérita à la fois de son appareil et de sa mission. Comme sa consœur, Lola fut formée par son partenaire, Manuel Álvarez Bravo, et resta également dans son ombre au sein du canon photographique. La rétrospective intitulée Photographic Collection from Fundación Televisa que lui consacrait Círculo de Bellas Artes représentait une rare occasion de voir son travail. Comme celle de Modotti, sa pratique était commerciale, journalistique et artistique, mais avec un engagement politique moins poussé et un intérêt plus marqué pour la photographie de rue surréaliste. Ses compositions abstraites constructivistes, telles que ses silhouettes dans un escalier métallique (Some Climb and Others Descend, v. 1940), et ses charmantes scènes de rue émergeant d’une ombre dense sont remarquables. On y retrouve l’influence d’Henri Cartier-Bresson, dont une photo présentée ici documentait la visite au Mexique.
Au Museo Lázaro Galdiano, l’exposition My Beloved Mexico illustrait le jeu d’influences artistiques entre Mexicains et Américains. Vingt et une œuvres de photographes mexicains tels que Manuel Álvarez Bravo et Graciela Iturbide et de photographes américains adeptes de la « photographie pure » tels que Paul Strand et Edward Weston étaient suivies de vingt-huit œuvres de Manuel Carrillo. Les images en noir et blanc du photographe mexicain exprimaient une grande tendresse pour ses sujets – des indigènes, des enfants et des animaux – mis en valeur par la dramatique lumière mexicaine au sein d’une composition formaliste solidement structurée.
Fissures dans l’héritage colonial. L’indépendance coloniale, obtenue par la plupart des pays d’Amérique latine au XIXe siècle, ne mit pas fin aux régimes répressifs, qui furent perpétués jusque vers la fin du XXe siècle par la politique étrangère des États-Unis, désireux d’établir leur influence dans la région. Diverses formes de démocratie virent le jour en réponse aux mouvements sociaux et aux soulèvements, mais l’élan humaniste qu’elles suscitèrent se dissipa rapidement lorsque ces « nouvelles démocraties » devinrent le premier terrain d’expérimentation de politiques néolibérales. Les disparités grandissantes entre les classes dirigeantes et marginales ont créé un immense sous-prolétariat, composé majoritairement de descendants des peuples indigènes, qui doivent survivre grâce au commerce de la drogue, à la prostitution et à de périlleuses tentatives de migration.
Préoccupés par ces conditions éprouvantes, les photographes contemporains s’intéressent également aux problèmes raciaux, identitaires et de genre. Six grandes expositions collectives, organisées chacune selon une perspective différente, rassemblaient plusieurs centaines d’œuvres réalisées par des artistes latino-américains au cours des dernières décennies, qui exploraient ces questions en incluant progressivement des considérations formelles, technologiques et esthétiques.
Au CentroCentro Cibeles, Latin Fire: Other Photographs of a Continent 1958-2010 présentait la collection de photographie latino-américaine d’Anna Gamazo de Abelló. Le « feu » du titre évoque la passion qui enflamme le sous-continent dès qu’il s’agit de défendre la liberté de droits et d’expression politique, sociale ou sexuelle. Les images d’affrontements violents entre une police d’État brutale et des manifestants indignés prédominaient. Dans une image datant de 1966, la lumière de la forêt pluviale vénézuélienne descendait avec douceur sur un groupe de guerrilleros posant pour le photojournaliste mexicain Rodrigo Moya ; le Quixote on Lamppost (1959) d’Alberto Korda surmontait une marée de postrévolutionnaires cubains.
L’exposition collective la plus marquante, Revealing and Detonating: Photography in Mexico, ca. 2015, était présentée au CentroCentro Cibeles. Une vaste sélection d’œuvres contemporaines de haut calibre, réalisées autant par des photographes mexicains que par des artistes internationaux, abordaient la violence, les inégalités économiques et sociales, ou l’identité culturelle ou sexuelle. La « terre » était également un thème central, tant pour elle-même que pour sa portée métaphorique.
En 2014, une faille impressionnante a fendu le sol mexicain, fragilisé par un tremblement de terre. Deux spectaculaires photographies couleur de cette inquiétante fracture, The Fissure (2014) de Juan Carlos Coppel, évoquaient l’image d’un Mexique secoué par des soulèvements houleux. La terre dont nous parle Oscar Farfán a recueilli le sang des innocents. Sa série Scorched Earth (2009) documente les sites où les militaires guatémaltèques ont répandu la terreur pour éradiquer plus de quatre cents communautés indigènes soupçonnées de soutenir les terroristes. Les paysages muets de Cajixay et XIX, deux photographies grand format, s’expriment uniquement par les textes qui les accompagnent : les témoignages de survivants décrivant les atrocités et les pertes qui ont eu lieu à cet endroit. D’autres photographies grand format de Ray Govea, Gravedad Arterias (2012), montrent une terre elle-même ravagée, sous les reflets irisés et toxiques des produits chimiques (notamment du cyanure) qu’on y a déversé.
Comme la terre, les visages de ceux qui ont perdu leurs filles et leurs mères – les femmes disparues de Ciudad Juarez – portent les marques de la souffrance. Maya Goded a passé la majorité de sa carrière (en risquant sa propre vie) à photographier les nombreuses femmes mexicaines qui travaillent comme prostituées malgré la violence et le machisme des villes frontalières. Beaucoup disparaissent. Dans une installation poignante, une double projection vidéo, de chaque côté d’un coin de la salle, montrait en longs plans silencieux la terre battue par le soleil, semée de détritus et dénudée par l’air sec, où vivent ses sujets. Ces paysages austères alternaient avec des segments où des jeunes filles (peut-être les filles de mères disparues ?) parlent doucement à la caméra, et des mères pleurent dans des cimetières, bousculées par le vent âpre.
Les images reliées au trafic de la drogue (gangs, meurtres brutaux, raids policiers) traduisaient un autre aspect de la pauvreté chronique au Mexique. Le photojournaliste Fernando Brito documente, dans le style cru de Weegee, les corps brutalisés, assassinés et abandonnés dans un bosquet ou sur le bas-côté d’une route. Des extraits de sa série Your Steps Were Lost in the Landscape, Culiacán, Sinaloa (2006) étaient présentés ici.
Dans un registre très différent, la série Undressed (2011-2013) de Luis Arturo Aguirre nous offre des portraits verticaux, au cadrage serré, de jeunes hommes transsexuels posant coquettement sur des fonds acidulés. Gracieux et délicats, ils sont joliment coiffés et font la moue devant l’objectif avec candeur ou glamour, puisant dans tous les stéréotypes de la séduction féminine.
Deux artistes accomplis au corpus approfondi recevaient un hommage mérité grâce à deux expositions individuelles. Ana Casas Broda est une artiste espagnole résidant actuellement au Mexique (elle était co-commissaire de l’exposition Revealing and Detonating, décrite plus haut). Avec Kinderwunsch, au Círculo de Bellas Artes, Casas Broda menait une exploration en profondeur du corps et de la psyché, jouant sur de subtiles glissements entre l’âge adulte et l’enfance. Des photographies, des textes sous forme de journal intime, des composantes audio et vidéo tissaient un récit où se mêlaient les sombres réminiscences de son enfance troublée, son désir d’avoir des enfants (Kinderwunsch) et son rôle de mère aimante. Beaucoup de ses photographies évoquent les tableaux profanes de l’époque baroque, par la taille de l’œuvre, le clair-obscur, l’intensité dramatique et la richesse des couleurs. Dans une pièce sombre, une vidéo aux tons rouges projetée en boucle occupait deux murs entiers, montrant une mère qui baigne son enfant. Les tendres murmures qui accompagnaient la scène convoquaient une évocation très émouvante de l’intimité mère-enfant.
Je n’aurais pu trouver de conclusion plus éclatante à cet échantillon du 18e PHotoEspaña qu’en terminant avec l’artiste d’origine guatémaltèque Luis González Palma et ses Constellations of the Intangible exposées à l’Espacio Fundación Telefónica. Cet artiste chevronné aborde des thèmes qu’on retrouve dans l’ensemble de la photographie latino-américaine, notamment l’héritage indigène, la violence coloniale et l’identité postcoloniale. Mais Palma fusionne ces sujets au sein d’explorations sophistiquées où interviennent des techniques visuelles, des approches esthétiques et des genres puisés dans l’histoire de la photographie, occidentale en particulier.
Beaucoup de ses images présentent un visage qui regarde le spectateur. Mais contrairement à la Mona Lisa, dont les yeux semblent nous suivre avec bienveillance, ces sujets indigènes nous confrontent à un passé colonial meurtrier. Ici, les visages se reflètent dans un miroir catoptrique, procédé optique anamorphique similaire à ceux de Léonard de Vinci. Le visage photographié – étiré, déformé et étalé à la base d’un cylindre argenté – est ramené à une perspective rationnelle lorsqu’on le regarde dans le miroir placé au centre. Laquelle des deux images est la plus réelle – le visage éparpillé sur le papier photographique, ou son reflet convexe ? L’identité, notamment pour les peuples indigènes, est insaisissable et éphémère.
D’autres visages s’étalent sur des rouleaux de feutre brun. Certains sont traversés par un fil rouge que l’artiste a parfois laissé pendre : on pense à ces veines, ouvertes depuis des siècles, et au processus continu de couture et de suture qui reste nécessaire pour appréhender l’Amérique latine.
Traduit par Emmanuelle Bouet
Jill Glessing enseigne à la Ryerson University et écrit sur les arts visuels et leur dimension culturelle.