[Hiver 2017]
Par Pierre Dessureault
Gabor Szilasi
Clara Gutsche et David Miller
Groupe d’Action Photographique
Patrick Dionne et Miki Gingras
Montréal a fait l’objet au fil des ans de plusieurs grands projets documentaires. Pensons en premier lieu aux multiples travaux de Gabor Szilasi et, particulièrement au chapitre du développement de la ville, à sa série sur la rue Sainte-Catherine1 (1977-1979) dans laquelle il s’attache à immortaliser la configuration de la rue en photographiant systématiquement tous les commerces la bordant à partir du trottoir d’en face. Il s’agit pour lui de rendre compte de la complexité et de la diversité des composantes de l’architecture de la rue et d’en fixer l’aspect à un moment de son histoire, sans pour autant faire l’impasse sur le chaos visuel et les nombreuses ruptures et aspérités rencontrées sur le parcours. La rigueur stylistique de l’approche du photographe sert de liant à l’ensemble et unifie ce qui aurait pu rester une accumulation de détails démultipliés par la répétition du motif et du sujet.
Dans un même souci de conserver la configuration du tissu urbain, Clara Gutsche et David Miller ont pour leur part inscrit leur démarche documentaire dans un mouvement qui militait pour la préservation d’un quartier dans The Destruction of Milton Park2 (1970-1973). Dans des visions complémentaires, Gutsche s’est employée à saisir la fibre humaine de ce quartier multiethnique dans des portraits qui inscrivent les personnes dans leur environnement quotidien, alors que Miller a détaillé dans ses vues l’architecture et l’environnement physique uniques de ce milieu de vie. Dans cet esprit de conservation d’un patrimoine urbain en voie de transformation et éventuellement de disparition, ils réalisent également un grand travail ayant pour sujet le canal de Lachine (1985-1986), dans lequel Miller répertorie les formes architecturales typiques de ce milieu industriel et Gutsche s’immerge dans les intérieurs de ces cathédrales d’une autre époque, suivi d’une série de projets individuels autour de préoccupations similaires. Tout comme Szilasi, Gutsche et Miller privilégient, dans ces projets qui ont fait époque, une approche factuelle et directe, dépouillée d’effets esthétiques, qui fait appel aux principales caractéristiques du documentaire classique que sont la frontalité des vues, l’homogénéité des cadrages, la netteté des compositions et la précision du rendu du grand format.
Le Groupe d’action photographique3 (GAP), créé en octobre 1971 lors du regroupement spontané de trois jeunes photographes montréalais, Michel Campeau, Serge Laurin et Roger Charbonneau, auxquels viendront se joindre Claire Beaugrand-Champagne, Gabor Szilasi et Pierre Gaudard en février 1972, s’engageait pour sa part dans un mouvement collectif qui entendait reformuler les bases de l’organisation sociale par son implication auprès de groupes populaires : « … nous voulons par nos images que l’homme d’ici se manifeste et exprime ses conditions d’existence4 ». Leurs projets tant collectifs que personnels tournent autour de la vie des quartiers du centre et du sud de Montréal, des fêtes et rassemblements populaires de même que des communautés culturelles. Ces manifestations porteuses d’une abondance de signes mettent en lumière des manières d’être en collectivité qui jusque-là restaient largement inexplorées par l’image. Leur approche, pour délibérée qu’elle soit, privilégie l’instantanéité de l’appareil de petit format et repose en grande partie sur la familiarité avec leurs sujets, qu’ils abordent de personne à personne, à hauteur de regard.
Une génération plus tard, Patrick Dionne et Miki Gingras ont entrepris en 2009 « un vaste chantier visant à mettre en question la figure des différents quartiers de la ville de Montréal5». Dans le cadre de ce projet baptisé Identité, ils se sont intéressés à Montréal-Nord, à Notre-Dame-de-Grâce, à Côte-des-Neiges et au quartier Centre-Sud. Leur démarche se fonde sur un lent processus d’animation sociale visant à engager les habitants du quartier dans la création d’un portrait circonstancié de leur collectivité dont ils seront non seulement les figurants mais aussi les auteurs. Au terme de ce dialogue, l’assemblage de la multitude des points de vue et des portraits en situation recueillis par les artistes crée de grandes fresques colorées qui « se veulent des allégories poétiques et ludiques, présentées sous forme de tableaux narratifs, composés de réalité et de fiction6».
2 Pierre Dessureault, « Dialogue : Clara Gutsche, David Miller », Ciel variable, no 32 (automne 1995).
3 Les travaux du GAP et de ses membres ont été reproduits dans de nombreux numéros du Magazine OVO entre 1971 et 1975.
4 « Photographie quebecois (sic) », Impressions 5, août 1973, n. p.
5 Pierre Rannou, « Patrick Dionne et Miki Gingras. Identité Centre-Sud », Ciel variable, no 94, (printemps-été 2013), p. 32-40.
6 Site internet des artistes : http://patmiki.blogspot.ca/p/demarche.html