[Printemps/été 2012]
Par Bruno Chalifour
Tendance Floue naît en 1991 de la volonté de cinq photographes (Thierry Ardouin, Denis Bourges, Mat Jacob, Caty Jan, Patrick Tourneboeuf), eux-mêmes nés entre 1961 et 1966 – ce qui sera la norme pour les six autres membres ajoutés en 1997 (Pascal Aimar, Gilles Coulon, Olivier Culmann, Philippe Lopparelli, Meyer, Stephan Zoubitzer – ce dernier quittera le collectif). En 2004, Flore-Aël Surun, 29 ans et dont la fougue verbale se révélera, maladroitement parfois, et peu à peu avec l’agence collective VII aux Rencontres d’Arles 2011, rejoint Tendance Floue ; en 2006, Bertrand Meunier (prix Oskar Barnack en 2001, Niépce en 2007), et finalement, en 2011, Bieke Deporter et Alain Willaume font de même.
[…] les fondateurs s’interrogent sur les mutations de l’image documentaire, ses buts, son public, sa diffusion ; ils jouent la production d’images sur la dynamique critique du groupe, ils se veulent novateurs, hors des dogmes esthétiques.
L’ossature du collectif se forme alors que le pho-tojournalisme classique tourne au « people » pour survivre, que les agences parisiennes sombrent les unes après les autres ou se font racheter. N’étant ni Magnum (1947-), ni Gamma (1966-1990), ni même Viva (1972-1982, on y reviendra), ou Vu’ (1986-), Tendance Floue prône cependant une nouvelle vision, une nouvelle esthétique en marge du photojournalisme contemporain. Comme Magnum, Gamma, Viva ou Vu’, c’est un groupe de photographes au regard affûté qui crée Tendance Floue, comme leurs prestigieux prédécesseurs ils défendent le regard et le droit d’auteur, la liberté du photographe par rapport aux exigences du marché. Comme Viva et Vu’ les fondateurs s’interrogent sur les mutations de l’image documentaire, ses buts, son public, sa diffusion ; ils jouent la production d’images sur la dynamique critique du groupe, ils se veulent novateurs, hors des dogmes esthétiques. Alors, la différence ? Elle est sans doute liée à l’évolution du marché : diminution de la distribution d’images d’auteur dans la presse généraliste (une tendance aussi essayée courageusement par Christain Caujolle et l’agence Vu’ liée à ses débuts au quotidien Libération), développement des institutions photographiques en France (collections, festivals, édition) ; sans doute aussi au fait que les gars de Viva étaient des soixante-huitards politisés qui sous les pavés entrevoyaient la plage, et que ceux de Tendance Floue sont des post-soixante-huitards qui se méfient de la politique, de la dichotomie moderne / postmoderne, de l’évolution de Libération et de Vu’ soumis aux contraintes du marché capitaliste. La gauche française traditionnelle a quelque peu sombré sous les coups de boutoir de la social-démocratie et des raisons de l’écologie ; les photographes suivent le courant, la tendance, même floue, des lendemains qui déchantent ! La Tendance Floue déjante parfois, avec bonheur aussi.
La France semble le havre des projets photographiques collectifs, institutionnels : d’abord avec la Mission Héliographique (1851) puis la Mission de la datar à la fin des années 1970, suivie de la Mission TransManche (au départ collaboration anglo-française rapidement abandonnée par le gouvernement Thatcher) et de la Mission du Littoral, ou de groupes affinitaires. À ce sujet, François Hers, un des fondateurs de Viva, avait lancé le projet collectif Familles en France au sein de l’agence, puis la Mission de la datar. À Tendance Floue, les projets collectifs, instance de création et de réflexion, semblent exprimer l’essence du collectif et se multiplient dès la création du groupe. Ils permettent le défi, la remise en cause permanente de l’identité du collectif ainsi que sa réaffirmation, et bien sûr la production tirant profit de ce qui manque souvent aux productions individuelles : la discussion, le regard et le questionnement des autres, la remise en cause individuelle et collective, un feed-back expert, car informé, permanent.
L’identité forte et parfois provocatrice du groupe s’annonce dès 1991. À l’occasion des Rencontres d’Arles, les cinq membres fondateurs réalisent un projet. Lors du vernissage d’une exposition a lieu à la galerie Aréna (galerie de l’École Nationale de Photographie), les Tendance Floue brûlent leurs négatifs – une idée abandonnée depuis, on s’en doute. Les projets vont s’enchaîner, avec des titres à donf qui « vont bien » et n’expliquent pas toujours grand-chose à la majorité du public sinon un certain détachement postmoderne qui ne se lit pas toujours dans des images souvent engagées (autodérision, paradoxe voire contradiction, ou simplement encore « tendance floue » ?) : Paris-Brest, c’est pas du gâteau (1992), Onze minutes (1998) où le « concept » est de travailler un jour donné pendant 11 minutes de 11 h à 11 h 11, Nous traversons la violence du monde (1999), la marée noire de l’Erika et les mouvements altermondialistes (2000), À vous mes nouvelles (2001), post 9/11 et Palestine (2001-2005), Nous n’irons plus aux paradis (2002), Nationale Zéro (2003-2004), 00h00 gmt (24 heures en 2004-2005), Trois histoires (2006), Sommes-nous ? et mad in china (2 semaines à l’occasion des Jeux olympiques et collaborations sur place avec graphistes et artistes chinois) en 2007, mad in india (trois semaines) en 2008, mad in france (2009-2010), réponse boutade sans doute au projet La France que Raymond Depardon (Magnum) commençait en 2004 avec un budget de 400 000 € (200 000 € de fonds publics et 200 000 € de fonds privés pour quatre ans, exposé à la Bibliothèque Nationale en 2010 avec une exposition parallèle des travaux de 14 jeunes photographes invités par Depardon dont aucun de Tendance Floue – ces 14 photographes, respectueux de Depardon, qui lui avaient soumis leur projet aux Rencontres d’Arles 2006).
La réflexion de Tendance Floue sur sa pratique photographique ne s’arrête pas à la prise de vues, à l’organisation et à l’exécution de projets mais s’applique également à la diffusion. Pour ce faire le groupe multiplie les supports : la presse, l’exposition, l’édition voire l’auto-édition, la projection, la vidéo, etc. La consécration éditoriale arrive en 2011, pour son vingtième anniversaire avec le numéro 132 de la collection Photopoche, dirigée par nul autre que Robert Delpire, et fondée par lui en 1982 alors qu’il était directeur du tout nouveau Centre National de la Photographie. Tendance Floue, douze pour un n’est que le troisième volume dédié à un collectif après Magnum (n° 69) et Vu’ (n° 107). Comme ce dernier volume, celui sur Tendance Floue est accompagné d’un texte de Christian Caujolle, l’hommage est complet !
Cependant la reconnaissance du collectif n’a pas attendu 2011. En 2000 ses travaux sont à Perpignan, au célèbre festival de photojournalisme Visa pour l’image ; en 2001 aux Aubenades et au festival de Bamako ; en 2006 exposition au Centre Atlantique de la Photographie de Brest et collaboration pour la naissance du magazine Photo Nouvelle présentée aux Rencontres d’Arles qui dédie une soirée aux 15 ans du collectif au Théâtre Antique ; en 2007 le livre Sommes-nous ? présenté à Arles reçoit l’Infinity Award de l’International Center of Photography (New York) fondé par nul autre que Cornell, frère de Robert Capa, et exposition à Three Shadows (Pékin) dans le cadre du festival international de Dashanzi ; en 2008 réalisation du projet mad in india et lancement de sa publication au festival India Photo Now et aux Rencontres d’Arles, et exposition Sommes-nous ? à contact festival photo annuel de Toronto. Depuis mad in france et la revue Tendance Floue ont aussi été présentées aux Rencontres d’Arles, décidément vitrine privilégiée du collectif qui récidive en 2011 en lui offrant une exposition et une soirée projection au Théâtre Antique en face à face avec l’agence vii fondée, entre autres, par James Nachtwey en 2001. L’avenir de Tendance Floue, sinon radieux, semble établi tant par le sérieux de son travail, et son succès, que par la flexibilité de sa structure, mais c’est peut-être là aussi sa faiblesse. À quand mad in montréal ? Septembre 2013 pour le Mois de la Photo ?
Créé en 1991, Tendance Floue est un collectif de quatorze photographes français qui prônent un renouvellement du photojournalisme dans un contexte de « peopleisation ». Il défend la liberté du photographe face aux exigences du marché. Son action se manifeste dans autant de champs que la presse, l’édition, les expositions, les projections, les tirages de collection, la video, les communications d’entreprises et d’institutions. En renouvelant la narration et le photoreportage, Tendance Floue a réussi à créer son propre langage. Ce travail d’images mis en commun a donné lieu à des expositions telles que Sommes-nous ? (2001, 2010, 2008, 2007), Nous n’irons plus au paradis (2005, 2003, 2002) et à des publications telles que la série MAD IN (China, India, France). www.tendancefloue.net
Bruno Chalifour est né à Limoges (France). Il enseigne et écrit sur la photographie depuis plus de 35 ans. Il a été publié en France, en Australie, au Canada, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Il émigre aux États- Unis en 1994 à des fins de recherche sur l’histoire de la photographie. Il a été rédacteur en chef du magazine Afterimage (2002-2005) publié par Visual Studies Workshop (Rochester, NY). Ses photographies se retrouvent dans les collections du Touring Club de France, de la Galerie l’Œil Écoute, des Centres Culturels de la Ville de Limoges, de SUNY Buffalo, de Visual Studies Workshop, de George Eastman House et de diverses collections privées.