Edward Burtynsky, Oil – Sylvain Campeau, Entre le sensible et l’éthique

[Printemps 2012]

Les images sont souveraines. De dimensions plutôt respectables quand elles ne sont pas carrément immenses, aux couleurs vives, elles plaisent, étourdissent, forcent l’admiration. Elles montrent des paysages, des percées donnant sur notre environnement immédiat. Mais celui-ci n’a plus les accents bucoliques de naguère. Car il est de plus en plus occupé par les signes de l’exploitation des ressources naturelles ; ses territoires sauvages, réellement sauvages, se font de plus en plus rares.


Par Sylvain Campeau

C’est mû par le désir de montrer de quoi se compose maintenant notre environnement naturel qu’Edward Burtynsky s’est lancé dans la saisie des lieux et sites perturbés par cette exploitation. Oil regroupe donc toutes les images qu’il a réalisées depuis plus de 10 ans sur le sujet. En cette série souvent remaniée, dont la plus récente version a été montrée au Musée McCord, il décline sa présentation en regroupements montrant l’extraction du produit et sa transformation, les lieux aujourd’hui abandonnés de son origine (la ville de Détroit), les modèles de transport et d’infrastructures urbaines dont la demande d’énergie est la cause, l’impact écologique de ses rejets sur nos environnements illustrant l’épuisement prochain de la ressource.

La surcharge esthétisante, le rendu réaliste extrême, la vibration des couleurs, l’occupation de tous les plans et plages de l’image ne sont là en définitive que pour que le choc éthique se fasse d’autant plus grand.

Il est difficile de ne pas mettre en rapport avec cette série la récente exposition présentée au Musée des sciences et de la technologie d’Ottawa intitulée « Énergie, le pouvoir de choisir ». Pour l’organisation de cette dernière, un comité consultatif a été formé dont la présidence a été confiée à la directrice des affaires publiques de la compagnie Imperial Oil, en­tre­prise qui a contribué à l’événement pour une somme de 600 000 $. Si le musée déclare avoir eu le dernier mot sur la tenue et le ton de l’exposition, nombre de courriels montrent que ladite directrice ne s’est pas fait faute d’intervenir à de nombreuses reprises dans le processus, formulant des recommandations dont plusieurs ont été retenues par les organisateurs. Il y a là, clairement, manipulation qui ne peut que chatouiller la fibre éthique de tout contribuable. En plus, certaines des affirmations qui apparaissent dans les textes accompagnant l’exposition ont déjà été dénoncées par des groupes écologistes comme étant carrément fausses.

Pour sa part, la position d’Edward Burtynsky semble de prime abord moins idéologiquement et politique­ment orientée. L’artiste se contente, avoue-t-il, de montrer et a toujours résisté à la tentation de donner un tour politique à ses présentations. Ses images sont de l’ordre du constat, non de la dénonciation. Mais il lui a semblé absurde, et c’est là la motivation première qui a tout déclenché, de continuer à montrer un environnement naturel léché, alors que celui-ci porte de plus en plus les marques de transformations majeures amenées par les activités économiques d’extraction, d’exploitation et d’utilisation de ressources naturelles. Bref, persister dans la voie du bucolique, du champêtre et de l’idyllique beauté naturelle aurait relevé du mensonge et de la mystification. D’où cet engagement qu’il a pris de parcourir le monde à la recherche de ces lieux en transformation.

La démonstration est magistrale. Depuis les lieux d’extraction de matières premières, champs de pétrole et autres sables bitumineux, aux dépotoirs où s’entassent pêle-mêle pneus, pièces de moteurs et squelettes de véhicules aériens, en passant par les entrecroisements d’autoroutes façonnant nos cités, sans oublier la récupération d’huiles usées et de gi­gan­­tesques bateaux oxydés par des populations appauvries et exposées aux contaminations, émanations et maladies, tout y passe. Le travail de l’artiste se dé­ploie dans un effort presque taxinomique, refaisant, de façon systématique, le parcours qui nous mène de l’extraction de l’énergie fossile aux effets de sa consom­mation comme aux conséquences de ses rejets et déchets. Il y a donc ici, d’une part, ce que cette extraction inflige comme dommages à l’environnement, ce que sa consommation provoque comme modifications dans notre écosystème et milieu de vie et, d’autre part, la manière dont ses rejets façonnent les dangereuses conditions de vie des peuples qui en vivent, avant d’en mourir.

Certes, Edward Burtynsky ne prêche pas mais, à force de montrer ce qu’il montre tel qu’il le montre, c’est tout comme ! Les images parlent d’elles-mêmes, nous dirait-il sans doute, sans qu’il soit besoin de ne rien ajouter. Ainsi, devant une telle démonstration nous promenons-nous abasourdis, face à des paysages monstrueux dont le côté délétère n’est pas sans être magnifié par la somptuosité des couleurs et le rendu de la lumière. D’où l’étrange sensation qui nous saisit devant ces images. Il en émane une beauté, un esthétisme qui rehausse l’examen critique, anxieusement critique que nous en faisons.

Nous vivons donc une sorte de paradoxe qui oppose esthétique et éthique. Devant nous s’offrent et se déploient les marques d’un esthétisme appuyé. Puis, reconnaissant ce qui est mis en image et en cause, nous sommes repoussés dans les mailles d’un jugement éthique dénégatoire. D’une façon comme d’une autre, de par son choix de sujet, la taille des images, la composition frontale en horizons étendus ou en plan moyen surchargeant l’image et suggérant désordre et entassement, Burtynsky crée des œuvres qui renvoient au paysage, à l’expérience du Beau qui en forme le complément naturel. Nous passons assez souvent d’images en plan large, aux lignes fuyantes et à l’ordre savamment orchestré des personnages et des choses, à des plans moyens nous plongeant au cœur du sujet, dans les lignes et tubulures métalli­ques des usines de raffinage comme dans le fatras incohérent des cimetières de pièces usagées, le tout respectant les règles de composition attendues. De l’éloignement des sujets à leur proximité, nous avons tout le loisir de scruter et d’étudier ce qui se décline ici en une monstration qui est aussi démonstration.

Parce que l’artiste adopte une certaine stratégie de présentation de ces objets culturels, on en vient à appréhender leur représentation comme des manifes­tations de beauté dont elles reprennent, il est vrai, certains des codes et manies. Emmanuel Kant écrivait ainsi qu’ « (e)st beau ce qui plaît universellement sans concept ». Si le beau est un intermédiaire entre la sensibilité et l’entendement, il faut croire que la tessiture générale des images entraîne notre sensibilité de façon agréable, alors qu’il s’avère assez tôt que leur contenu sidère notre entendement. Il est ici ques­tion d’un ordre des choses acquis et de ce qui se passe quand notre consommation effrénée des énergies fos­siles vient à le bousculer. Burtynsky se trouve donc à stimuler au maximum notre sensibilité par ses ef­forts esthétisants pour que notre compréhension de ce qui est ici à l’œuvre nous amène à la pure et simple cons­ternation. La surcharge esthétisante, le rendu réaliste extrême, la vibration des couleurs, l’occupation de tous les plans et plages de l’image ne sont là en définitive que pour que le choc éthique se fasse d’autant plus grand. Esthétisme maximum pour un entendement maximum. Nous agréons aux marques du Beau, mais ce n’est que pour mieux regimber finalement devant la cause première de cette surcharge. Nous sommes devenus ou nous deviendrons bientôt les Mad Max de ce monde qu’on voudrait purement imaginaire mais qui existe à un jet de pierre d’où nous sommes. Ces images sont celles de notre présent ; elles montrent tout ce à quoi nous devons de pouvoir nous chauffer, nous déplacer et nous entourer d’objets. Ce grâce à quoi nous pouvons librement exercer notre pouvoir et notre désir de consommation. Ainsi toute cette beauté est l’expression de tout ce à quoi nous de­­vons notre mode de vie. Et du prix que d’autres le paient et que nous paierons nous aussi un jour prochain.

D’origine ukrainienne, né en 1955 à St. Catharines en Ontario, Edward Burtynsky est diplômé en arts appliqués de l’Université Ryerson. Il fonde en 1985 le Toronto Image Works, qui offre des services et de la formation à la communauté artistique de la ville. Ses premières expositions montrent des images de l’usine General Motors prises dans sa ville natale et à l’aide desquelles tout son travail photographique s’élaborera par la suite. Ses oeuvres explorant le lien entre l’industrie et la nature trouvent la beauté et l’humanité dans les lieux les plus improbables. Elles font partie des collections de plus d’une cinquantaine de musées dans le monde entier. www.edwardburtynsky.com

Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision et Papal Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur de l’essai Chambre obscure : photographie et installation et de quatre recueils de poésie.

 
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