Par Marcel Blouin
C’est Lucie Bureau qui a trouvé le nom de l’organisme. Elle travaillait à Radio Centre-Ville, radio communautaire et multilingue de Montréal située sur le boulevard Saint-Laurent. Le nom lui est venu à l’esprit parce qu’elle réalisait des vox populi portant sur des problématiques sociales ou culturelles. Nous nous amusions avec ces termes : Vox populi, vox dei, « Voix du peuple, voix de Dieu ». Nous n’étions pas naïfs. Nous étions en plein post-marxisme, et nous étions agnostiques et « postmodernes » sans faire usage de ce terme. Nous n’avions ni Dieu ni Marx pour idoles. La « voix du peuple », tout de même, c’était une référence claire au fait que nous souhaitions donner la parole aux citoyens. Et ces citoyens, ce n’étaient pas seulement les autres. Nous en étions aussi.
Des lectures et des courants de pensée ont marqué notre façon de percevoir le monde. Nous avions connu la fin du mouvement hippie, certes, mais nous n’en faisions pas partie. C’était à la fois dépassé et encore existant dans notre imaginaire. Nous étions des admirateurs de la contestation des années 1960, mais nous comprenions que « nos aînés avaient désormais pour priorité de payer leur hypothèque », et ce, depuis 1980, année du référendum portant sur la souveraineté-association du Québec. Le droit à la paresse, de Paul Lafargue, et Adieux au prolétariat, d’André Gorz, nous permettaient d’aborder la transformation du monde du travail autrement que par les seules revendications se résumant à « vivre une vie de prolétaire dignement aliéné ». Au-delà de la lutte ouvrière et syndicale, en ce début d’« ère post-mouvement prolétarien », Alain Touraine nous initiait par ses ouvrages au concept de « mouvement », aux mouvements sociaux, des jeunes, des femmes, des écologistes. C’était nouveau comme approche. On trouvait aussi dans notre bibliothèque le Manuel de l’animateur social : une action directe non violente, de Saul Alinsky. Cet ouvrage demeure, encore aujourd’hui, une référence incontournable pour ceux qui veulent se familiariser avec les différentes pratiques de la contestation tout en évitant les actes de violence.
Avec l’arrivée de ce que nous nommions alors « les nouvelles technologies », avec la robotisation des usines, le philosophe André Gorz nous expliquait que « plus ça va, moins nous avons besoin de travailler pour produire la même quantité et qualité de biens et services ». Ce qui est soit une bonne ou une mauvaise nouvelle, selon la direction prise par nos sociétés. Fort de cette observation, en tant que coordonnateur d’un collectif de jeunes sans-emploi, j’ai eu l’idée de proposer un slogan, telle une revendication joyeuse, douce, réfléchie et consciemment naïve : « Travailler moins pour travailler tous et vivre mieux », qui ne va pas sans rappeler l’actuelle et pertinente réflexion portant sur la « décroissance ». Ce slogan, nous sommes allés jusqu’à l’imprimer sur des t-shirts que nous portions fièrement.
Au début des années 1980, le taux de chômage était très élevé. Des taux d’intérêt à plus de 20 % appauvrissaient les emprunteurs pendant qu’un jeune sur deux était sans emploi. Les chefs d’État à l’époque étaient Ronald Reagan, Margaret Thatcher et Brian Mulroney (à partir de 1984). Le néolibéralisme avait le vent en poupe. Au Québec, ma génération, celle de la fin de la cohorte des baby-boomers, était invitée à ne pas trop exister, à faire de l’air. Il n’y avait pas d’emplois pour nous, les postes étaient occupés. Sorry, no more jobs. Nombreux et en wagon de queue, on nous culpabilisait.
À entendre le discours dominant, nous n’étions pas assez formés, nous n’avions pas les compétences requises pour obtenir un emploi, nous étions trop jeunes, en somme, des incompétents, voire des mésadaptés, ce qui, dans certains cas, permettait à quelques-uns de nos aînés de gagner leur vie en prenant en charge ces boiteux disqualifiés. Dix ou quinze ans auparavant, avec le même profil psychosocial, il en était autrement, mais là, les choses avaient changé. Circulez, il n’y a rien à voir pour le moment sur le marché du travail. Ce faisant, nous étions invités à emprunter d’autres voies que le travail traditionnel, à créer notre propre emploi, à survivre du mieux que nous le pouvions, à voyager léger avec un budget microscopique, à prolonger nos études, ce qui pourrait toujours servir… plus tard. Nous devions ne pas trop faire de bruit, prendre notre mal en patience, laisser la génération précédente se réaliser.
À cette époque, au Québec, les jeunes bénéficiaires de l’aide sociale vivaient une injustice flagrante. Pendant que l’assisté social âgé de 30 ans ou plus recevait 418 $ par mois, celui de 18 à 29 ans dans la même situation devait se contenter de 152 $, et ce, même s’il n’avait aucun soutien de ses parents. Au début des années 1980, il était impossible de vivre avec 152 $ par mois. Le Québec faisait de l’âgisme, une discrimination en fonction de l’âge. En général, la population était indifférente à cette situation. Face à cette injustice, des jeunes se sont mobilisés, des organismes se sont formés pour contester. VOX, le Mois de la Photo à Montréal et Ciel variable ont pour origine commune l’un de ces groupes, le Collectif des jeunes sans-emploi de Saint-Louis-du-Parc, qui était lui-même membre d’un regroupement plus radical, le Regroupement autonome des jeunes (RAJ). Les occupations – pouvant parfois durer plusieurs jours – de bureaux gouvernementaux par des dizaines de jeunes qui n’avaient pas froid aux yeux et les manifestations de toutes sortes visant à attirer l’attention des médias faisaient partie du quotidien du RAJ, acronyme évoquant les mots « rage » et « enragés ».
J’étudiais en service social à l’Université de Montréal depuis 1982. À la fois attiré par la tradition photographique documentaire et préoccupé par le problème du chômage chez les jeunes, j’ai convaincu, en 1984, le professeur responsable de mon stage de me laisser concevoir une exposition de photographie portant sur ce problème. Ce projet devait cependant s’appeler non pas une « exposition de photographie », chose irrecevable dans ce département, mais plutôt un « outil d’intervention sociale ». Soit. Je me suis dès lors attelé à produire un « outil d’intervention sociale » dont l’essentiel du contenu serait constitué de… photographies. Avec le soutien du Centre populaire de documentation dirigé par Bernard Vallée, je suis allé chercher des documents d’archives portant sur la crise des années 1930, puis j’ai réalisé des photographies de sans-emploi faisant partie de mon entourage et fait appel à d’autres photographes, jeunes pour la plupart : Danielle Bérard, Cynthia Poirier, Yves Huneault et Alain Chagnon, l’aîné du groupe. C’est ainsi que graduellement s’est formé un noyau de personnes qui voulaient s’exprimer sur la place publique afin de sensibiliser la population au vécu des personnes sans emploi. Résultat de mon stage et outil d’intervention sociale, l’exposition de photographie intitulée Sans honte et sans emploi a constitué la base de ce qui allait devenir, en 1985, Vox Populi (VOX) et Ciel variable et, en 1987, le Mois de la Photo à Montréal. Cette exposition a beaucoup circulé au Québec, ayant été empruntée à de multiples reprises par des groupes d’éducation populaire et des organisations syndicales. À la suite du lancement de l’exposition à Montréal, Sophie Bellissent s’est jointe au groupe et s’est impliquée de façon active dans le développement de Vox Populi et du Mois de la Photo à Montréal.
Si, au cours des années 1983 à 1986, nous étions surtout motivés par les causes sociales et la dénonciation des injustices envers les jeunes, quelques-uns d’entre nous avions aussi l’envie grandissante de réfléchir sur les matériaux premiers que nous utilisions pour nous exprimer : l’image et le mot. L’image photographique, principalement, et le mot écrit, lu ou déclamé. Avec l’arrivée d’Hélène Monette, une amie rencontrée au Cégep de Saint-Hyacinthe à la fin des années 1970, la poésie a pris sa place auprès de la photographie au sein du Collectif des jeunes sans-emploi et dans le groupe naissant, Vox Populi. C’est d’ailleurs Hélène Monette qui, s’inspirant de la chronique météorologique d’Alcide Ouellette diffusée à la radio de Radio-Canada, avait proposé de nommer Ciel variable la revue qui naîtra dans la foulée d’un projet réalisé au cours de l’Année internationale de la jeunesse, en 1985.
Vox Populi, Ciel variable et le Mois de la Photo à Montréal. Un bouillonnement incessant nous caractérisait. La bouilloire produisait de la vapeur, et elle ne pouvait plus s’arrêter. Petit à petit, nous délaissions le Collectif des jeunes sans-emploi – qui sera pris en charge par des travailleurs sociaux qui s’assumaient comme tels – et nous nous lancions dans une aventure qui pourrait se résumer par une volonté d’exister, une volonté de s’exprimer, d’être, qui n’allait pas sans rappeler Nietzsche. En somme, faisant preuve de débrouillardise et d’inventivité, nous organisions, nous réalisions, ce qui correspondait de près à ce que nous avions retenu de l’« existentialisme », c’est-à-dire que l’« existence précède l’essence ». Malgré nos modestes moyens, nous parvenions à exister, à prendre forme, à projeter, à nous projeter vers l’avenir.
Des liens se tissaient entre les individus, « sous-employés » pour la plupart, des amitiés et des amours se nouaient et se dénouaient. Une vingtaine de personnes entretenaient alors des rapports autour du groupe naissant, Vox Populi, et de la revue tout aussi nouvelle, Ciel variable. À la fin de l’année 1985, pendant dix jours, nous présentions l’événement Plein la gueule à l’Association des travailleurs et travailleuses des arts et de la culture du Québec (ATTACQ), boulevard Saint-Laurent. Photographie, poésie, projections de films, édition, expositions, tout nous intéressait, dès que c’étaient des jeunes qui s’exprimaient. C’était l’apothéose… et la fin d’une époque. Les tensions étaient palpables, mais le terreau était fertile. La « volonté d’être » stimulait ces jeunes qui avaient développé une confiance certaine en leurs capacités. L’avenir leur appartenait.
Lucie Bureau et moi formions un couple depuis 1985 et, en 1986, nous planifiions un voyage de plusieurs mois en Amérique du Sud. Fruit du hasard, un peu avant de partir, à l’automne 1986, Lucie remporte le prix de présence au cours d’une soirée-bénéfice organisée par la revue OVO : deux billets d’avion pour aller au Mois de la photo à Paris. Nous modifions alors nos plans et nous décidons de voyager en Europe avant de nous diriger vers le Pérou. Pour ma part, je visite le Mois de la photo à Paris pour la deuxième fois puisque, autre coïncidence, je me trouvais là en 1984 dans le cadre d’un stage avec l’Office franco-québécois de la jeunesse (OFQJ) portant sur le thème du chômage. En 1986, cela devenait évident pour nous, la photographie gagnerait à être mise à l’honneur à Montréal. Pendant notre séjour au Pérou, j’écris à Sophie Bellissent et lui mentionne que nous devrions réfléchir sérieusement à l’idée de mettre sur pied un événement photo à Montréal s’inspirant du Mois de la photo à Paris.
De retour à Montréal, au printemps 1987, nous constatons que les désaccords se sont multipliés pendant notre absence. Vox Populi et Ciel variable se sont séparés. Pour une bonne part, l’énergie créatrice s’était déplacée vers la revue, avec Hélène Monette, Danielle Bérard, Robert Gauthier et Jean-Marc Ravatel, auxquels se joindra par la suite Pierre Crépô. Ciel variable avait même quitté les locaux du 6, rue Saint-Viateur Ouest. Vox Populi y logeait toujours, mais c’était le vide quasi total. Sophie Bellissent et Éric Michaud s’y trouvaient encore, réceptifs à l’idée que j’avais émise dans ma lettre envoyée du Pérou : mettre sur pied un événement photo à Montréal. Lucie et moi avions des amis dans les deux groupes, mais comme Ciel variable semblait désormais doté d’un leadership qui s’était consolidé pendant notre absence, ce groupe n’avait pas spécialement besoin de nous. Il volait de ses propres ailes, constat à la fois triste et valorisant. Nous avions contribué à la création d’un organisme qui n’avait pas besoin de nous, du moins, pas à ce moment-là précis de son évolution. Plus tard, on le sait, Ciel variable reviendra dans le giron de Vox Populi.
À Vox Populi, groupe sans argent et sans projet – sans honte et sans emploi, en quelque sorte –, il y avait de la marge de manœuvre. Malgré le néant, tout était possible puisque nous étions armés de la conviction que la photographie pouvait jouer un rôle important sur la scène culturelle québécoise. C’est alors que nous nous sommes lancés têtes baissées dans l’aventure du Mois de la Photo à Montréal. D’abord, nous avons établi des contacts avec les directeurs des biennales de Paris, Houston et Barcelone. Ces directeurs, plus âgés et expérimentés que nous, nous ont offert leur appui. C’est aussi à ce moment-là que nous avons déménagé au 4060, boulevard Saint-Laurent, là où se trouvait un grand nombre de centres d’artistes dans les années 1980. Ensuite, tout est allé très vite. Pour réaliser la première édition du Mois de la Photo à Montréal, Nicole Gingras s’est jointe à l’équipe. Rapidement, de solides relations se sont établies, ce qui a permis d’inscrire la biennale montréalaise dans le réseau international des principaux événements photographiques, Paris, Barcelone, Houston, Braga, Rotterdam.
Vers l’art contemporain. À partir de cette décision prise en 1987 s’est tenue à Montréal, en septembre 1989, la première édition du Mois de la Photo à Montréal, coïncidant – chose incroyable – avec le 150e anniversaire de l’« invention » de la photographie. En 1987, le schisme entre Vox Populi et Ciel variable a donc favorisé la création du Mois de la Photo à Montréal. À Vox Populi, nous avions alors la volonté de faire quelque chose d’important afin de donner suite à cette effervescence générée par l’intérêt indéniable que nous avions pour la photographie, pour son pouvoir d’évoquer des émotions. Au fil des mois, au fil des années, avec l’internationalisation de nos actions, la professionnalisation et notre quête intellectuelle nous ont poussé à élargir notre champ d’investigation : vers l’art contemporain, vers l’histoire de l’art, vers le milieu universitaire, vers l’art pour l’art, pourrions-nous dire.
Le milieu de l’art contemporain abandonnait le « social » dans les années 1990. À tout le moins, assurément, on y rejetait tout ce qui pouvait faire référence à la contestation s’inspirant des années 1960 et 1970. Pour Vox Populi, par exemple, cela prenait la forme d’un abandon graduel de la photographie documentaire humaniste, un phénomène qui avait débuté au cours des années 1980. Dans le contexte des années 1990, le néolibéralisme ambiant de même que l’intellectualisation et la professionnalisation de nos activités ont contribué, pour des raisons fort différentes, au rejet des préoccupations sociales, du moins, tel qu’on l’entendait traditionnellement.
Au Québec, au cours des années 1960, la pensée progressiste, l’engagement et la contestation étaient généralement associés à la survie et à l’émancipation de la culture française en « terre d’Amérique ». Encore là, malgré une pointe d’exaltation au moment du référendum de 1995, l’esprit revendicateur s’estompait. Ajoutons à cette situation que la « culture d’origine française en terre d’Amérique » n’est pas un enjeu central pour le milieu de l’art contemporain, plutôt tourné vers l’« international ». Au fil de ses trente années d’existence, Vox Populi – puis VOX –, a dû, et su, composer avec ces différentes couches de la réalité québécoise, occidentale et internationale.
Or, en ce début de XXIe siècle, on pourrait affirmer que, paradoxalement, l’art contemporain – y compris l’art actuel –, est devenu le refuge quasi unique du « penser autrement », ce qui ne va pas sans rappeler les notions de « résistance » et de « quête d’un mieux-être » des mouvements sociaux. Faire de l’art, faire de l’art contemporain, aujourd’hui, serait devenu, en soi, un geste de résistance et de contestation, tellement tout semble avoir été avalé par la marchandisation des idées, par le mercantilisme, par la volonté qui s’incruste voulant, notamment, que l’éducation, voire ce que nous pensons, se doive de répondre aux besoins de l’entreprise privée qui engendre des profits, idéalement des profits énormes.
Phénomène encourageant à nos yeux, si l’art contemporain, critique par définition, se contentait d’être un « art subversif », il semble bien qu’en ce début de xxie siècle, progressivement, cet intérêt pour le subversif fasse de plus en plus de place à des artistes préoccupés par une démarche de type « meilleuriste ». Il s’agirait là d’une démarche à la fois éclairée, contestataire et constructive, qui prend sa source, de toute évidence, dans l’inquiétude engendrée par « une fin du monde annoncée » si nous ne changeons pas nos comportements. Ceci étant mentionné, nous tenons à rappeler que l’art contemporain n’a pas à se limiter à avoir pour seule mission de « sauver la planète », cela serait ridicule. L’art contemporain doit se conjuguer avec « la liberté ».
Donc, si l’art contemporain n’a pas la contestation pour seule finalité et pour unique matériau, l’art contemporain en soi, semble-t-il, serait devenu un des rares lieux de résistance, tel un refuge qui a pris forme en marge et au sein d’une société depuis trop longtemps obsédée par « le progrès et la croissance ». Faire de l’art contemporain et en favoriser la diffusion serait devenu, en cela, un geste de résistance, une quête de mieux-être, ce qui ne va pas sans rappeler les origines de VOX.
Marcel Blouin est né en 1960, à Saint-Hyacinthe. Après des études en sciences sociales (UdeM) et en histoire de l’art (UQAM), il a obtenu une maîtrise en études des arts (UQAM). Il a été directeur de VOX de 1985 à 1997. Cofondateur du Mois de la Photo à Montréal, il en a assuré la codirection de 1987 à 1989, puis la direction, jusqu’en 1997. Il codirige également la revue Ciel variable (CVphoto) durant ces mêmes années. Depuis 2001, il est directeur général et artistique d’EXPRESSION, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, et codirecteur de ORANGE, L’événement d’art actuel de Saint-Hyacinthe, depuis 2003. Il agit enfin, depuis 2010, comme conseiller pour le Musée des beaux-arts de Montréal en ce qui a trait au collectionnement de la photographie.