Thomas Kneubühler, Land Claim | Days in Night – Sylvain Campeau

[Printemps-été 2016]

Land Claim
Galerie B-312, Montréal
Du 19 novembre au 19 décembre 2015

Days in Night
Galerie Patrick Mikhail, Montréal
Du 11 novembre au 19 décembre 2015

Par Sylvain Campeau

Dans le travail de Thomas Kneubühler, il me semble toujours y avoir une certaine indécidabilité, mais programmée, comme si les images étaient commandées pour leur capacité de générer un doute quant au genre dont elles relèvent, étant ainsi maintenues sur la clôture qui sépare l’effort documentaire du travail purement artistique. C’est l’exposition Office 2000, présentée en 2004 au Centre Skol, qui m’a révélé cet artiste. Certes, j’avais vu avant cela ses autres expositions, mais c’est dans cette dernière que se retrouvait plus spécifiquement ce que je vois comme des manifestations de cette apparente tension générique. Dans cette série, prises de vues frontales et réalisme direct se combinent dans un dépouillement résultant à la fois de l’angle choisi et des composantes de l’image, caractéristiques qui sont à classer parmi celles qui confèrent à la photographie documentaire sa plus grande spécificité.

Apparaissait en outre, comme ce sera le cas avec Electric Mountains et Under Currents, un nombre limité d’images. Cela vient quelque peu contrecarrer le sentiment que nous avons d’être devant une série appartenant au genre documentaire puisque celui-ci voit souvent dans le fait d’aligner un grand nombre de photos une preuve d’exhaustivité. C’est par cet attribut que le documentaire cherche à rendre compte du sujet choisi, car cela représente le mandat que s’est donné le photographe d’offrir une perspective totale de son sujet. Un grand nombre de photos égalerait donc une couverture exhaustive, une complétude eidétique du thème, un épuisement des caractéristiques présentes par monstration totalisante. Dans ce grand nombre, il y a un effort de traque.

Malgré tout, il me semble indéniable que les images de Thomas Kneubühler doivent bien obéir à une certaine logique documentaire. D’abord, elles abordent plus souvent qu’autrement un sujet dont nous ne savons rien ou que nous n’avons pas su voir. Comme telles, elles renvoient à la logique de la mission photographique, sorte d’investigation d’un lieu que le photographe va nous apprendre à mieux voir. C’est ainsi que semble vouloir travailler Thomas Kneubühler, que le choix d’un sujet amène assez souvent dans des lieux difficiles d’accès. Ainsi, pour les séries dont il est ici question, Land Claim et Days in Night, il est allé dans le Grand Nord canadien pour capter des images d’un site minier à Raglan, au Nunavik, et de la station des Forces canadiennes (SFC) Alert, sise à 817 kilomètres du pôle Nord géographique, bénéficiant, pour ce faire, du soutien du Programme d’arts des Forces canadiennes (PAFC).

Dans le premier de ces deux cas, nous avons devant nous, étrangement, assez peu d’images de forage minier comme tel. Si nous espérions faire quelque expérience spectaculaire, nous voilà assez déçus ! Apparaissent l’intérieur d’une tente, un trou de forage, des terres pelées, sans végétation, quelques baraques isolées. S’ajoutent à cela l’intérieur de la salle des équipements des mineurs et des prises de vues du siège social de la société Xstrata (devenue depuis Glencore), à Zoug, en Suisse. Cette disparité dans les images surprend quelque peu, mais elle est à l’image d’une certaine déterritorialisation qui amène une société mère étrangère à statuer sur l’usage et la propriété de terres situées à l’autre bout du monde. Il en va un peu comme si la cohérence usuelle de la photo documentaire conventionnelle, avec son cortège d’images visant à la saisie totale du sujet, ne pouvait plus convenir à cette nouvelle réalité. La manière dont celui-ci cherche à rendre compte d’un espace circonscrit, avec son cortège d’images, ne saurait témoigner de la déréalisation territoriale typique des pratiques économiques d’aujourd’hui. Les relocalisations et la déterritorialisation dont semble aujourd’hui procéder le capitalisme moderne, devenu multinational, supposent en effet que les espaces nationaux sont de moindre importance. Une compagnie de Zurich peut donc décider du sort de communautés avec lesquelles elle n’entre jamais en contact direct. Land Claim choisit ainsi de respecter cette perspective par une sorte de disparité dans le traitement du sujet, télescopant les espaces disjoints et les présentant en contiguïté. C’est donc par une sélection serrée, dans les images et parmi les images, que le photographe doit maintenant exercer sa mission.

La collecte de données va encore plus loin, car Thomas Kneubühler ne se limite pas à une saisie par images ; il complète son portrait d’ensemble par la reproduction sonore, avec l’œuvre vidéo Forward Looking Statements, d’un appel-conférence entre investisseurs, discutant entre eux des risques associés à un possible projet d’exploitation minière sur une terre ancestrale inuit. Il répète l’exercice dans Relocation (FPIC1), courte séquence vidéographique accompagnée de la voix du directeur général de la compagnie évoquant la possibilité de relocaliser une communauté autochtone.

Le fait que Days in Night soit pré­sentée en même temps que Land Claim invite une appréciation comparative. On peut croire que le goût d’explorer des territoires lointains, peu faciles d’accès, et de chercher à nous en rendre la réalité par l’entremise de la photo­graphie a servi de motivation. Mais, métaphoriquement, en ce faisant, Thomas Kneubühler s’est mesuré à la limite même de la photographie, instrument dépendant étroitement de la lumière. La station des Forces canadiennes (SFC) Alert est loin de tout repère. Parce qu’elle est au-delà du Nord magnétique, il est impossible de se localiser sur le territoire envi­ronnant. De plus, il y fait nuit pendant une grande partie de l’année. L’artiste a donc choisi un territoire non marqué, en quelque sorte, et difficile à saisir par le médium qui est le sien, comme s’il avait choisi de tester la limite de la photographie même.

Je ne peux m’empêcher de voir là l’expression d’un doute quant à ce que peut aujourd’hui la photographie, dans un âge de dissolution des territoires, de commutation virtuelle d’espaces lointains. Comme si le fait de se fixer à demeure, de réellement habiter un territoire devenait de moindre importance et ne saurait offrir de protection contre les appétits consuméristes de nos sociétés et des compagnies occupées à satisfaire nos désirs d’accaparement2. Devant un tel état des choses, quelle lumière la photographie peut-elle encore jeter sur l’état de notre monde ? Quelle lumière peut-elle encore jeter sur notre monde pour nous aider à le connaître mieux ?

Avec ses missions dans des territoires-limites, ou dans des états de notre monde que nous ne voyons plus, menacés que nous sommes par une certaine nuit et un télescopage d’espaces qui nous échappent, Thomas Kneubühler cherche à établir ce que la photographie peut encore faire. Et comment elle pourrait encore le faire…

1 FPIC : Free, prior and informed consent, expression anglaise qui signifie « consentement préalable, libre et éclairé ». 
2 Rappe­lons que cette station des Forces canadiennes, d’abord construite au début des années 1950 à titre de station météorologique, est aujourd’hui investie d’un rôle essentiel dans la protection de la souveraineté canadienne en Arctique, où l’on croit pouvoir trouver et exploiter, le réchauffement climatique aidant, des ressources naturelles d’importance…

 
Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et euro­péennes. Il est aussi l’auteur des essais Chambre obscure : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis de même que de cinq recueils de poésie. En tant que commissaire, il a également à son actif une trentaine d’expositions.

Acheter cet article