Nadia Seboussi, Hidad – Claudia Polledri

[Printemps-été 2016]

Dazibao, Montréal
Du 19 novembre 2015 au 30 janvier 2016

Par Claudia Polledri

Avec l’installation Hidad – terme arabe qui signifie deuil – l’artiste montréalaise d’origine algérienne Nadia Seboussi propose une relecture contemporaine des photographies journalistiques du conflit civil algérien réinterprété à la lumière de l’iconographie traditionnelle des lamentations.

Le dispositif est simple et très efficace. Trois tableaux noirs – « noirs » comme la couleur associée au deuil en Occident, et « trois » comme le nombre de jours que la tradition islamique prévoit pour la période de hidad – occupent la totalité du mur et servent de support aux images. Outre le fait de permettre d’orienter le regard du spectateur vers les projections, ce décor symbolise, d’un point de vue plastique, la sobriété souhaitée par les coutumes pendant la période du deuil. Les images affichées, parfois sur les trois tableaux simultanément, parfois en alternance, montrent des hommes et des femmes qui donnent vie à une chorégraphie dépourvue, toutefois, de toute parole. Les mots étant évacués, comme si aucune verbalisation de l’événement n’était possible, ce sont étreintes désespérées, le spectateur suit les mouvements lents, parfois imperceptibles, mais qui s’accentuent lorsqu’on s’arrête sur les traits déformés des visages.

Manifestation la plus directe de la sphère de l’intime, ces expressions meurtries signifient néanmoins la portée universelle de la souffrance que l’artiste rend en choisissant comme acteurs des hommes et des femmes tous traits somatiques confondus. Et pourtant, chez Seboussi, cette figuration du deuil ne saurait se résoudre à cette dimension existentielle. Elle trouve en effet son origine dans une autre forme de représentation avec laquelle elle instaure un dialogue tout aussi parlant. On se réfère notamment aux images de presse relatives à la guerre civile d’Algérie, comme à la célèbre « madone de Bentalha » (1997) d’Hocine Zaourar, photographe de l’Agence France-Presse et lauréat du World Press Prize, aux clichés de Zohra Bensemra et de Mohamed Messara, dont les photos ont été prises en Algérie, au Liban, en Iraq, au Soudan et au Congo, et aussi aux images d’autres guerres comme dans le cas de la « Veillée funèbre de Nasimi Elshani » de Georges Mérillon, aussi appelée « La pietà du Kosovo ». À ces femmes endeuillées présentées par la presse, Nadia Seboussi juxtapose des « images-performance » qui imposent au spectateur un temps plus long afin d’être appréhendées. Sur le plan médiatique, elles produisent un croisement intéressant et original entre la représentation du tragique, considéré dans son sens plus archaïque et théâtral (par exemple le rôle des pleureuses déjà présentes dans la Grèce ancienne), et la relecture contemporaine du deuil caractérisée par l’immédiateté de l’image photo journalistique. En jumelant par la performance la perception du mouvement à l’illusion de l’image fixe, cet espace visuel intermédial s’apparente encore une fois à celui si particulier du deuil, cette zone de frontière où le mouvement de la vie se confronte à l’immobilité de la mort.

Face à cette installation, forme privilégiée par l’artiste, une petite salle réunit d’autres œuvres de Seboussi à travers lesquelles se poursuit, dans un autre registre, la séquence précédemment initiée. Cette série s’ouvre par une vidéo, Prière pour les absents (2015, 24 min 33 s), inspirée de la toile Le jour des funérailles, scène du Maroc (La mort de l’émir) de Benjamin Constant (1889) où un groupe familial met en scène une veillée funèbre. Suivent : Le péché originel – Hawwa (Eve) (2015), inscription en caractères arabes réalisée avec des fils rouges illuminés ; Femme sans sépulture. Hommage à Zahra et Zoulikha (2014), l’image d’une arme à feu, évocation du roman éponyme d’Assia Djebar et des femmes qui ont milité pendant la guerre d’Algérie ; et, enfin, Femmes sous l’uniforme (2015), un polaroïd en grand format qui représente une femme en tenue militaire. Hétérogène par rapport à cet ensemble, l’image intitulée 24 heures à Bombay montre le profil d’un autobus qui apparaît presque en filigrane. Un aparté qui, aux regards entraînés aux images du Moyen-Orient, rappelle d’autres visions, dont celle de l’autobus protagoniste de l’épisode inaugural de la guerre civile libanaise.

Aux images de presse, qui souffrent parfois du temps court de l’actualité ainsi que de leur identification avec les territoires meurtris par les conflits, l’installation Hidad nous offre non seulement un temps différent pour l’appréhension des images, mais aussi la déterritorialisation de l’expérience qu’elles représentent. Et ce, non pas pour annuler toute différence, mais au contraire afin d’en faire ressortir la dimension plus profonde et essentielle. Les corps que l’on observe deviennent alors ce territoire commun, sans langue ni frontière, où le spectateur se confronte à la souffrance provoquée par tout conflit, et parvient à produire lui-même, selon l’expression de Deleuze, une reterritorialisation des images par le sens.

Postdoctorante au CRIalt (Centre de recherches intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques), Claudia Polledri est titulaire d’un doctorat en littérature comparée de l’Université de Montréal portant sur les représentations photographiques de Beyrouth (1982-2011). Elle travaille sur les relations entre image et histoire à partir des productions visuelles du Moyen-Orient. Elle a récemment publié un article dans la revue Intermédialités : « Beyrouth, projections autour d’une ville et de son histoire : lecture d’une installation de Lamia Joreige ».

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