[Été 2010]
par Stephen Horne
« Regardez-moi cette machine […] Jusqu’à présent il fallait la servir, maintenant elle fonctionne toute seule. […] C’est un appareil très curieux. »
– Franz Kafka, La Colonie pénitentiaire1
On assiste depuis quelque temps à une interpénétration des médias de masse (à la fois publicité et techniques), de la violence étatique et du « terrorisme ». Simultanément, l’intrusion de l’Administration dans tous les aspects de la vie quotidienne devient sans cesse plus insidieuse. En cette époque de « bio-politiques », où la vie se définit en termes d’« amélioration génétique », d’« adaptation » et d’« être-en-devenir », ni la politique ni l’éthique ne peuvent se comprendre uniquement selon les droits individuels ou les systèmes économiques. La description que fait Kafka d’une machine à torturer, en tant qu’appareil disciplinaire autorégulé, instrument ou dispositif, s’applique bien aux « médias » de notre temps. Le mécanisme de Kafka, « fonctionnant tout seul », rend sensible la situation courante – la protection de la vie devenant l’administration de la mort.
L’exploration d’Emanuel Licha, un artiste établi à Paris, portant sur le rôle des médias dans cette administration révèle une ambiguïté : la dissimulation provoquée par les médias appuie la légitimité du monopole étatique sur la violence, mais elle semble aussi défier la collusion entre l’État et le corporatisme qui se manifeste par la régulation des modes visuels de participation à l’état de guerre. Le projet de Licha se définit comme un tel défi lancé aux forces de domination et de régulation du champ visuel et dévoile, avec perspicacité, une situation dans laquelle cette dissimulation fondamentale s’effectue en s’exposant. Ce projet régulateur mis au point par l’État corporatiste prend forme par des techniques spatiales empruntées à l’architecture et au cinéma. La virtualisation de l’architecture procède de la compréhension du film comme étant déjà architectonique. L’intégration de la conception assistée par ordinateur, et la production dans ce domaine, contribue à alimenter la vive compétition portant sur qui ou ce qui contrôle la définition de la perception, l’espace public et ce qui sera nommé « réalité » – et, peut-être est-ce plus important, qui ou ce qui détermine cette affaire comme une question de « contrôle ».
Dans War Tourist (2004–2008), R for Real (2008), Bagdads (2009) et Mirages (2010), Emanuel Licha utilise des moyens architecturaux et théâtraux pour situer le regardeur quant à la photographie et aux médias de masse – c’est-à-dire qu’il construit une relation participative avec celui-ci par le biais d’un dispositif de mise en scène faisant appel aux procédures de dissimulation communes à l’architecture, au cinéma, à l’institution artistique et, maintenant, à l’organisation militaire. Ce faisant, il cherche à ouvrir des brèches afin d’éveiller une subjectivité critique concernant le réseau du spectacle et l’état de guerre généralisé, son approche mobilisant empirisme scénographique et documentaire fictionnel. Dans ses « arrangements », il documente des événements « réels » et des lieux aménagés pour l’entraînement des recrues policières et militaires effectué dans des situations de combat simulé, en accentuant la dimension médiatique du combat contemporain et du contrôle social. Pour Mirages et Bagdads, Licha a filmé et photographié Fort Irwin, un vaste camp d’entraînement américain situé dans le désert californien et construit, avec l’expertise hollywoodienne, pour ressembler à une ville irakienne, puis a utilisé des immigrés irakiens aux États-Unis pour jouer le rôle de civils et d’insurgés irakiens. L’artiste a également photographié un grand studio de Hollywood et des sites à l’exotisme simulé de Las Vegas, ces éléments se chevauchant dans ses constructions.
Le plus remarquable dans la pratique de Licha, c’est qu’il nous invite à examiner les affinités courantes entre les « médias » (…) et la force militaire.
Le plus remarquable dans la pratique de Licha, c’est qu’il nous invite à examiner les affinités courantes entre les « médias » (grosso modo, le domaine d’une politique esthétisée) et la force militaire. Découlant de la confrontation entre les images photographique et télévisuelle, en ce qu’elle se manifeste dans les pratiques communes à la violence étatique et aux luttes visant à contester la légitimité de cette violence, ses installations en galerie proposent des mises en scène et une « performativité » qui ouvrent la voie à une puissance d’agir critique [critical agency].
War Tourist, une installation vidéo à cinq canaux, nous oblige à faire face au rôle du spectateur dans la marchandisation et l’exploitation de la souffrance résultant de la progression de conflits violents. Énumérons les zones de conflits et de traumatismes visitées par Licha, en tant que touriste de guerre : Sarajevo, Auschwitz, un site d’émeute dans les banlieues de Paris, la centrale nucléaire de Tchernobyl et La Nouvelle-Orléans dévastée par l’ouragan Katrina. L’artiste prend des photos d’amateur des dégâts causés par des bombes, de maisons détruites et de sources similaires d’émotions fortes. Les images sont immédiatement transmissibles, visibles partout, en tout temps, grâce aux communications électroniques. Cet effondrement des différences entre ici et là-bas, entre alors et maintenant représente un aspect important du choc généré par les technologies médiatiques, mais il s’agit également d’un aspect de la théâtralité qui nous engage à l’action2.
Dans R for Real (2008), Licha présente une installation vidéo composée d’écrans sur lesquels sont projetées, en séquence, trois versions d’un « décor » utilisé à des fins d’entraînement par la police nationale française. La mise en scène consiste en une rue encombrée d’automobiles et d’autobus incendiés – une scène d’émeute. Les séances d’entraînement ou de pratique sont exécutées par des agents de police « jouant » les deux rôles, policiers et émeutiers. La première séquence donne un aperçu de la scène sans indices quant à son statut ambigu; dans la seconde, on peut voir la scène comme un événement, le déroulement d’une émeute; finalement, on se trouve dans les coulisses pour apercevoir une déconstruction de la scénographie fictive de la séance d’entraînement, qui inclut un élément de la « performance » précédente, mais toujours en cours : le personnage de Licha en touriste de guerre. En l’occurrence, on voit ce « touriste » dans le décor en train de photographier les débris laissés par l’émeute comme s’il s’agissait d’un centre touristique divertissant. Cette décomposition de la narration en trois segments relativise la nature de ses différents éléments. Par exemple, comment situer les frontières exploitées dans cette dissimulation en ce qui concerne le fait de faire des policiers des acteurs, certains jouant les émeutiers, tandis que d’autres joueut leur propre rôle. La caractérisation qui permettrait d’établir ces identités découle de la narration, dans ce cas-ci contingente au sujet percevant.
Bagdads et Mirages, composant ensemble l’exposition Why Photogenic ? reposent sur l’interconnexion des artifices architecturaux et cinématiques afin d’interroger la formation et l’in-formation de notre perception visuelle que l’on a nommée spectacle. Dans cette exposition, des murs forment corridors et pièces, des embrasures dans les murs découpent des fenêtres qui ouvrent sur une pièce comportant des écrans de projection, vues apparentes d’un « dehors ». Les murs (écrans), pivotant à 90 degrés, se transforment en plancher, et un plancher encadré dans une galerie d’art devient un socle, un podium, une scène à partir de laquelle les regardeurs sont « salués ». Le « dehors » projeté sur les écrans vidéo est également un théâtre, le théâtre des opérations militaro-médiatiques anticipées par Kafka dans cette entreprise commerciale planétaire nommée « Le Grand Théâtre de l’Oklahoma »3. C’est aussi un théâtre qui présente la performance d’une répétition4, filmée par l’artiste et intégrée dans l’espace construit au sein de la galerie. Cette performance représente un cadre pour l’autre théâtre, celui où se joue le scénario militaire, tout comme la mise en scène montre chaque regardeur en tant que sujet. Les diverses apparences du lieu, du territoire et de la scène existent tout à la fois de façon virtuelle et actuelle, mais ce qui est toujours présent, c’est l’élément de contrôle. Contrôle en quelque sorte bénin; après tout, l’architecture utilise les murs pour séparer et diviser, mais aussi pour relier et inclure, tout comme nos « ponts » électroniques. Une image vidéo perçue par une fenêtre crée un certain choc, puisque nous considérons déjà la photographie comme une fenêtre, sans tenir compte de sa condition symbolique. Que se passe-t-il lorsqu’une image photo ou vidéo d’une scène apparemment d’extérieur se perçoit par une fenêtre ? Et lorsque cette image photographique a été réalisée comme le document factuel d’une mise en scène théâtrale ? Finalement, la galerie d’art elle-même, d’un point de vue idéologique, représente une fenêtre, un dispositif qui nous assujettit.
Ce serait un cliché de suggérer que Hollywood et l’Amérique deviennent de plus en plus synonymes. L’« Amérique » est aujourd’hui le nom du processus qui s’entraîne sans relâche à la guerre planétaire permanente. Dans ce mouvement, l’accroissement des dispositifs, qui exercent leur contrôle par l’intermédiaire du spectacle, de l’accélération et de la surveillance, devient d’autant plus insidieux. Si Hollywood représente le modèle de la production d’images pour le monde, son succès provient de la participation de ce monde à une conformité croissante avec l’image technique. Autrement dit, le monde se mondialise en permanence en tant qu’image. L’image prend sa place dans les circuits d’une répétition accélérée et cette situation devient son fondement (sa nature) comme cadre, comme dispositif. Samuel Weber et Giorgio Agamben ont chacun proposé des définitions du terme « dispositif » [apparatus], Weber s’y reporte comme à un « œil encore plus inanimé »5, tandis qu’Agamben prolonge la définition militaire foucaldienne du dispositif (des stratégies de rapport de forces)6. Il écrit : « […] j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. »7 Agamben mentionne divers exemples comme la navigation, la cigarette, les usines, la confession, les téléphones cellulaires, le langage lui-même, et définit « […] la phase extrême du développement capitaliste dans laquelle nous vivons comme une gigantesque accumulation et prolifération de dispositifs »8. En outre, et ce qui est plus important encore, Agamben identifie le « dispositif » avec la gestion de l’habitation.
Dans son essai Sur la photographie, Susan Sontag reconnaît cette définition du dispositif dans les photographies; dans ses écrits ultérieurs, toutefois, elle incline à voir la photographie dans le contexte d’une éthique humaniste individualiste. Dépassant sa disposition initiale quant à l’inaptitude de la photographie à émouvoir un regardeur ou à transformer une perception sociale, Sontag modifie sa position en affirmant que la photographie peut et doit représenter la souffrance humaine. Néanmoins, à la suite de Judith Butler9 et d’Agamben qui considèrent la dimension autrement qu’humaine des dispositifs, il semble que toute image technique représente un véritable instrument de souffrance humaine, fonctionnant « tout seul ».
Quelques observations pour conclure. Premièrement, l’art contemporain, le complexe militaro-corporatif et le terrorisme font tous appel aux mêmes médias, et puisque ces médias sont électroniques, l’état de guerre coïncide avec sa propre documentation, ouvrant ainsi de nouvelles possibilités aux médias de pratiquer en tant que tels une guerre terroriste. Deuxièmement, durant les dernières décennies, les artistes ont dirigé une critique de la représentation contre la croyance en la véracité photographique, alors qu’aujourd’hui, les images photographiques et télévisuelles montrant la catastrophe du World Trade Center et la prison d’Abou Ghraib où les vidéos de décapitations et d’enlèvements de YouTube se présentent dans un contexte qui invite à accepter leur documentation comme véridique. Bien que cette conception empirique de la vérité paraisse séduisante dans ce contexte, il semble que la configuration numérique et télévisuelle nous incite à réinventer une relation critique avec l’image à l’intérieur de l’économie médiatique de la valeur symbolique, « l’au-delà de la vérité et de la fausseté produit en vue de la médiation et de la transmission »10.
Traduit par Jacques Perron
1 Franz Kafka, « La Colonie pénitentiaire », trad. de A. Vialatte, dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 304-305.2 Samuel Weber, Theatricality as Medium, New York, Fordham University Press, 2004, p. 31. Weber explique comment le théâtre, en raison de sa répétition interne, ouvre une brèche qui est la subjectivité elle-même.
3 Franz Kafka, « L’Amérique » [L’Oublié], trad. de A. Vialatte, dans Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 235.
4 L’auteur joue ici sur les mots « rehearsal » et « repetition » pour appuyer son commentaire : « … the performance of a rehearsal or a repetition… ». (N.d.T.
5 Samuel Weber, « Mass Mediauras, or: Art, Aura and Media in the Work of Walter Benjamin », dans Mass Mediauras: Form, Technics, Media, Stanford, Stanford University Press, 1996, p. 100 : […] l’œil encore plus « inanimé » auquel les gens sont de plus en plus reliés en cette époque de reproductibilité technique : l’œil de la caméra. Ce qui est particulier à cet œil, toutefois, c’est qu’il est toujours prêt, toujours préparé (apparare) à tout recevoir et à tout prendre sans jamais jeter un coup d’œil en arrière. Le dispositif d’enregistrement, visuel ou sonore, « absorbe » tout mais sans jamais regarder derrière, sans jamais retourner un regard… Ce qu’il fait plutôt, c’est d’arrêter et séparer et reproduire l’« ici et maintenant » encore et encore dans une série d’images en prolifération qui vont de ci de là, une masse d’images qui ne peuvent s’immobiliser même si elles sont des photos d’amateur instantanées […]. Ce qui est finalement fixé, « absorbé », décomposé, collé ensemble de nouveau et puis relâché […] c’est le moment lui-même. Le « temps » de la reproductibilité est celui de ce moment « choc posthume », immobilisé, dispersé, remémoré et finalement oublié, sans cesse sur le point, toujours en train de passer
6 Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », entretien dans Dits et écrits II, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2001, p. 298 sq. Foucault explique sa conception du dispositif avec un langage quasimilitaire : « C’est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux.
7 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2007, p. 31.
8 Ibid., p. 33-34.
9 Judith Butler, « Torture and Ethics of Photography », dans Frames of War, Londre, Verso, 2009, p. 67.
10 Thomas Keenan, « Mobilizing Shame », South Atlantic Quarterly, vol. 103, no 2-3, p. 435.
Né à Montréal en 1971, Emanuel Licha a d’abord fait des études en géographie urbaine avant de se consacrer aux arts visuels. Son travail, portant sur l’espace public et l’architecture, l’amène à envisager les objets du paysage urbain comme autant d’indices sociaux, historiques et politiques. Ses photographies et vidéos ont été présentées à Bordeaux, à Paris, à Mexico, à Milan et seront exposées à Montréal, à la galerie SBC en mai 2010. Partageant son temps entre Montréal et Paris, Emanuel Licha enseigne à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette.
Stephen Horne est un artiste et un auteur dont les essais ont paru dans des périodiques (Third Text, Parachute, Art Press, Flash Art, Canadian Art, C Magazine, Fuse) et dans des anthologies en langue anglaise, française et allemande. Directeur de la publication Fiction, or Other Accounts of Photography (Montréal, Dazibao, 2000), il a également publié Abandon Building: Selected Writings on Art (Press Eleven, 2007). Horne a été professeur agrégé au NASCAD de 1980 à 2005 et il a dirigé des séminaires de maîtrise à l’Université Concordia de 1992 à 2000. Il habite en France et à Montréal.