[Printemps/Été 2011]
par Pierre Dessureault
Pierre Gaudard est probablement l’un des rares photographes dont aucune photographie ne se trouve sur Internet. Absent du paysage de la photographie depuis le milieu des années 1980 pour cause de retour en France et de disparition progressive du documentaire des institutions vouées à la photographie, son nom a été brutalement tiré de l’oubli le temps d’une dépêche annonçant son décès le 22 juillet dernier. Né à Marvelise, en France, en 1927, il étudie les arts et métiers du livre à Paris, à l’École Estienne, avant de s’installer à Montréal en 1952. Après avoir exercé divers métiers, dont celui de technicien de laboratoire à l’Office national du film du Canada, il devient photographe indépendant au début des années 1960 et réalise alors des travaux de commande pour de nombreux magazines, pour divers ministères fédéraux et provinciaux ainsi que pour l’Office du tourisme.
Comme plusieurs de ses contemporains, Gaudard noue un rapport privilégié avec le Service de la photographie de l’ONF qui, dans la foulée des conceptions de Grierson à l’origine de la tradition documentaire qui prévaut alors à l’ONF, s’attache à redéfinir sa mission d’information gouvernementale pour voir la photographie non seulement comme moyen d’examen des questions sociales mais comme médium à part entière et non plus comme parent pauvre des beaux-arts. Cette volonté se traduit dans la pratique par une grande latitude laissée aux photographes dans le choix et le traitement des sujets qui leur sont commandés et par la place accordée à leur vision personnelle qui devient aussi importante que l’information véhiculée par leurs images. Dans la multitude de reportages réalisés par Gaudard à cette époque faste, ceux portant sur la communauté juive de Montréal et la campagne électorale fédérale (1963), Montréal (1966), la jeunesse et la contre-culture (1968) affichent un sens de l’observation et de l’empathie qui s’exprimera pleinement dans ses grands projets personnels de la décennie suivante. En parallèle à cette activité d’information, le Service met sur pied un vaste programme d’expositions et de publications destiné à promouvoir le meilleur de la production photographique canadienne. Les photographies de Gaudard figureront dans nombre de ces publications et son carnet de voyage réalisé lors d’un séjour d’une durée de cinq mois au Mexique et au Guatemala à l’hiver 1956-1957 fera l’objet, en 1963, d’une des premières expositions produites et présentées par le Service dans ses locaux d’Ottawa.
Au cours des années 1970, Gaudard fera figure de chef de file dans la diversité d’approches documentaires qui domineront une bonne partie de la production photographique québécoise de l’époque. Comme lui, plusieurs photographes vont produire des projets d’envergure représentant autant de jalons dans le développement d’une vision du Québec en plein questionnement identitaire. Certains, comme Gabor Szilasi étudieront le passage du Québec de la ruralité à l’urbanité, d’autres comme le gap (Groupe d’action photographique) et le gpp (Groupe des photographes populaires) utiliseront le médium comme outil de prise de conscience; d’autres comme Michel Saint-Jean se rangeront sous la bannière du paysage social; d’autres enfin comme Clara Gutsche et David Miller militeront pour la sauvegarde d’un patrimoine urbain.
[…] la position qu’adopte Gaudard qui est celle d’un interlocuteur qui s’adresse à une personne de front, dans un échange de regards qui affirme le caractère délibéré de la rencontre entre le photographe et son sujet.
Les trois ensembles de travaux que Gaudard produira alors demeurent uniques par leur profondeur de vue et leur engagement dans la réalité sociale. Son premier grand projet personnel, Les Ouvriers1 comme son exact contemporain, le document de Gabor Szilasi sur Charlevoix et l’Isle-aux-Coudres2 marqueront une rupture avec les approches photojournalistiques collées à l’actualité au profit de documents fouillés. Gaudard parcourra pendant deux ans (1969-1971) plusieurs régions du Québec multipliant les rencontres avec les travailleurs tant sur leurs lieux de travail que dans leur milieu de vie dans le but de peindre un portrait de la vie des travailleurs en usine. C’est la curiosité de découvrir ce milieu et le désir de le comprendre qui lui servent de ligne de conduite : « Je ne veux absolument rien démontrer. Si mes photos passent un message, ce n’est pas délibéré de ma part : mon but n’est pas de défendre une cause par la photographie. Je dirais plutôt que je témoigne de mon époque : je ne veux que présenter au plus grand nombre de gens possible un portrait de la société dans laquelle eux et moi vivons3».
La frontalité et la neutralité de l’approche, l’exactitude des faits observés et la clarté du rendu des images affirment le parti pris descriptif de Gaudard qui privilégie l’instantané qui cristallise l’instant en laissant toute la place au sujet. Dans son désir de se fondre dans le milieu et d’en traduire au plus près la vérité, il recourt à un simple Leica qu’il utilise en lumière naturelle. Cette économie de moyens est en phase avec la position qu’adopte Gaudard qui est celle d’un interlocuteur qui s’adresse à une personne de front, dans un échange de regards qui affirme le caractère délibéré de la rencontre entre le photographe et son sujet. La personne ainsi singu-larisée devient un individu qui, bien que nous ne connaissions que peu de choses de lui, affirme par le biais de l’image sa présence à lui-même et aux autres. Cette présentation des personnes dans leur milieu de travail ou dans leur environnement quotidien installe au premier plan la familiarité qui vient situer ces visages dans un contexte balisé par une foule de signes, d’objets et d’images qui disent leur appartenance à un milieu et à un moment de l’histoire. Ce faisant, le photographe évite de transformer ses sujets en types sociaux et d’en faire des archétypes qui serviraient de figures héroïques à la propagande militante.
En 1975, l’édition canadienne du magazine Time commande à Gaudard un reportage destiné à accompagner un article sur les prisons. Dans ce contexte photojournalistique, les images illustrent le texte qui, lui, est l’essentiel vecteur d’information. Les Prisons4 devient un projet documentaire lorsque Gaudard donne de l’ampleur au sujet en choisissant de poursuivre son travail sur une période d’un an et de visiter systématiquement les centres de détention du Québec et la prison pour femmes de Kingston.
Par leur refus du spectaculaire autant que du sentimentalisme et du didactisme, les images de Gaudard se situent à contre-courant du répertoire des stéréotypes associés aux prisons et au système carcéral5. Leur valeur informative tient à un inventaire de détails et à un attachement aux choses du quotidien dont l’accumulation finit par peindre par touches successives la vie d’individus dans un contexte particulier : murs lisses et gris des cellules et des couloirs sans fin, omniprésence des gardiens, murs lacérés de graffiti ou ornés de pin-up et de photos d’êtres chers, uniformes des détenus tous identiques. À l’aide de cette abondance de détails et grâce à un regard dont l’acuité saisit l’instant fugitif lourd de sens dans le flot de la banalité quotidienne, Gaudard peint un univers où les jeux de pouvoir entre les gardiens, les caïds et les détenus se lisent partout, où l’espace clos des cellules reflète la solitude des prisonniers. Dans ces images, c’est la prison intérieure qui domine et le propos du photographe déborde la simple description pour mettre en lumière une iconographie de l’enfermement. L’image du détenu debout contre le mur gris de sa cellule, coincé entre un lit, une cuvette de toilettes et un lavabo, devient une métaphore de l’enfermement intérieur qui se lit dans son regard.
En 1979-1980, Gaudard entreprend un périple de plusieurs mois qui le mènera dans presque toutes les régions de France qu’il a quittée en 1952. Retours en France6 se démarque des projets précédents tant par l’approche que par le style. Gaudard se livre à une cueillette d’instants au fil des déplacements et des événements qui disent l’amusement et la surprise de la personne qui renoue avec sa terre natale et sur laquelle elle s’interroge. Fuyant le pittoresque des lieux emblématiques et l’exotisme des images reçues de la France, le photographe s’immerge dans le théâtre de la rue, privilégie l’habitat ordinaire, s’attache aux petits rituels qui balisent le quotidien pour donner à voir un paysage social saturé de dissonances visuelles où se lisent l’étrange cohabitation de deux mondes et l’envahissement de l’espace culturel par l’Amérique et ses symboles.
Gaudard abandonne sa réserve et sa neutralité pour prendre position, s’inscrire dans des images de facture plus libre qu’il colore de ses réactions personnelles souvent teintées d’ironie et où il affiche son point de vue nourri par le recul que lui procure 30 ans de vie au Québec. Les codes culturels qui composent le tissu social ont évolué de part et d’autre et la rencontre entre le photographe et ses sujets fait constamment l’objet de renégociation. Si l’instantané prime toujours, la saisie en vrac de l’instant conjugue l’acte de voir, la reconnaissance de la situation et la gestuelle du photographe qui devient composante essentielle de l’image. À cet égard, les photographies de Retours en France appartiennent au paysage social et constituent un commentaire du photographe sur sa culture d’origine.
La continuité visuelle et thématique de chacun des projets de Gaudard tient autant à la richesse de leur contenu et à la rigueur de l’intention documentaire qu’à l’unité de l’approche et à la cohérence de la vision du photographe. Il s’agit pour lui non seulement de faire le tour du monde ouvrier, de mettre en lumière l’univers carcéral ou de livrer les observations que lui inspirent son retour en France mais aussi de communiquer ses découvertes d’une manière personnelle qui, en affichant clairement ses intentions, ne fait jamais l’économie de ses choix. Si la vérité des faits est ainsi constamment en rapport avec la vérité du photographe et l’acuité de sa compréhension du milieu social, les images qui la portent existent dans un faisceau de regards : regard du photographe posé sur ses sujets; regard de ces derniers dirigé vers le photographe; regard des contemporains jeté sur l’image et finalement regard rétrospectif que nous portons sur la même image. « Les images photographiques elles-mêmes ne sont que des souvenirs sans voix de nos regards passagers. Nous ne les animons que si elles font d’abord resurgir nos propres souvenirs. Les regards de deux spectateurs qui se penchent sur la même photographie divergent lorsqu’elle ne leur évoque pas le même souvenir. Le regard réminiscent du spectateur actuel est différent du regard d’autrefois qui a présidé à la photographie et s’est concrétisé en elle7. »
Nous devenons ainsi témoins de la distance historique faite des ruptures et fractures qui ont jalonné les décennies qui nous séparent du moment où ont été produites les images de Gaudard. Avec le recul, voir l’image du monde conservée en archive, c’est réactualiser avec nos yeux d’aujourd’hui, avec nos valeurs présentes ce qui est révolu et n’existe plus qu’en photographies afin de reconstituer l’histoire de ce qu’elles représentent : la société québécoise, ses valeurs et les conflits qui l’agitent à un moment décisif, bref le contenu de l’image, mais aussi le regard que l’époque a posé sur elle-même à travers le travail du documentariste et les caractéristiques du médium qui lui sert d’outil.
Pierre Dessureault est historien de la photographie et commissaire indépendant. Il a organisé de nombreuses expositions et publié un grand nombre de catalogues portant sur la photographie actuelle.