Expression, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe
Du 7 novembre 2015 au 24 janvier 2016
Par Claire Moeder
Sur les lieux est une exposition conçue sous le signe de la cohabitation. Elle combine un regard rétrospectif sur les dix ans de pratique de l’artiste Yann Pocreau avec un regard immédiat – voire immersif – tourné vers le lieu de l’exposition. Partant de cette cohabitation d’œuvres antérieures et de nouvelles œuvres in situ ou prenant pour sujet des lieux historiques de la ville de Saint-Hyacinthe, l’exposition échappe à un regard unificateur, au risque de buter sur des écarts entre certaines œuvres qui peinent parfois à se réconcilier dans l’espace. En même temps, on peut trouver dans cette superposition, voire dans la contamination entre ces gestes spécifiquement locaux et l’accrochage non chronologique, des échos propices à l’appréhension du rapport qu’entretient l’artiste avec la photographie et l’espace.
Les prémisses de ce rapport sont visibles dans les oeuvres individuelles disséminées dans l’exposition (La piquerie, 2004 ; Faire fiction – Audito, 2009 ; Surface, 2010). La présence de l’artiste s’y fait discrète, et les images sont mises en parallèle avec ce qui les entoure, comme ce cliché d’un mur éventré qui fait écho à la cimaise à moitié démantelée sur laquelle il a été accroché (Surface). Ces prémisses glissent résolument vers l’abstraction, qui domine alors l’exposition et sa perspective transversale de l’oeuvre. Cette tendance vers l’abstraction, qui caractérise l’approche de l’architecture et des lieux chez l’artiste, apparaît notamment dans les explorations géométriques et épurées de la série Chantier (2008) placée à l’entrée de l’exposition. Sous une apparence stricte et minimale, l’abstraction photographique est aussi, pour l’artiste, un geste volontairement équivoque : reproduire au moyen d’instantanés (Color Chart, 2013-2015) ou de diapositives projetées sur les murs (Croisements, 2014) l’ensemble des vingt-quatre nuances de la charte de couleur réglementaire conduit à une quête impossible de la couleur. Nécessairement tronquée et déformée, cette quête photographique qui contient son propre échec est ce qui mène Yann Pocreau et Sur les lieux hors du discours formaliste.
L’exposition fait se chevaucher passé et présent, sans pour autant se plier à l’exercice d’une chronologie. Ce sont davantage les familiarités formelles ou conceptuelles qui guident le regard afin de réunir des strates de temps qui sont puisées autant dans le parcours de l’artiste que dans l’histoire des lieux environnants utilisés ici comme matériaux : les cimaises de l’exposition précédente sont partiellement démontées pour laisser voir par endroits leur ossature de bois ; le lanterneau surplomblant la salle d’exposition devient un puits de lumière complexe (Sur les lieux, 2015) ; la maison-mère de la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph et le séminaire de Saint-Hyacinthe sont intégrés à l’exposition sous la forme de deux tirages photographiques (Sur les lieux, 2015) ; enfin, la tourelle extérieure du bâtiment sert d’écran pendant la nuit à une projection lumineuse animée au rythme de la respiration de l’artiste (Marqueur // pulsation, 2015). Désormais le lieu tangible de l’exposition, les architectures du passé et du présent nécessitent de se plier au jeu de l’image et des interventions de l’artiste. Ainsi les colonnes du couvent deviennent dans l’espace des abstractions intangibles : la colonnade photographiée sert de référent aux quatre faisceaux qui s’échappent du lanterneau central par intermittence, générant une présence nouvelle par la seule lumière projetée qui forme au sol des rectangles selon le ratio photographique du 35 mm.
Œuvre éponyme de l’exposition, l’installation est à la fois le pivot et la synthèse d’une pratique de la photographie qui a glissé de la mise en scène du corps de l’artiste dans l’espace vers l’abstraction et l’exploration de la « couleur-lumière ». Les fondements du phénomène de la lumière et de la couleur s’y trouvent condensés tandis que l’installation réussit le pari de se tenir au plus près du lieu, de ses formes et de sa nature pour lui donner une présence tangible. Cette présence sensorielle est encore amplifiée par la proximité heureuse d’un son enveloppant et de l’alternance lumineuse provenant de la vidéo Incandescence (2015).
L’exposition met en valeur le parti pris photographique de Yann Pocreau, qui retourne l’image bidimensionnelle vers ses mécaniques de production et de perception. Par un effet de miroir où le médium évoque son historicité, l’image photographique n’est jamais prise isolément, mais est davantage retournée vers ses coulisses techniques. Les projecteurs de diapositives sont placés au cœur du dispositif plutôt qu’en retrait dans l’œuvre (Croisements), la charte de couleur est accrochée au mur, s’instituant image artistique à part entière (Color checker, s. d.) et les cadres découpés présentant des Polaroids deviennent un fragile empilement de carton placé comme une sculpture sur un socle (Surfaces résiduelles, 2015). Chaque œuvre est avant tout une invitation à revisiter les dispositifs mécaniques, mais aussi institutionnels qui jouent entre la part d’ombre – ce qui est écarté dans le processus de création et retranché à la vue du public – et de lumière – l’éclairage que l’institution artistique jette sur l’œuvre par le truchement des codes de présentation et de légitimation que sont les socles, cadres et cimaises, repris ici avec une rigueur, mais aussi un décalage assumés.
Claire Moeder est commissaire, auteure et chroniqueuse. Elle intervient sur le Web, à la radio et dans diverses revues (Spirale, esse, Ciel variable, Zone Occupée, Marges) et a aussi contribué à des ouvrages consacrés à la photographie (Mois de la Photo à Montréal, Christian Marclay). Jeune commissaire, elle a effectué plusieurs résidences de recherche (ISCP, Est-Nord-Est, La Chambre Blanche) et a conçu des expositions individuelles pour les artistes Sayeh Sarfaraz et Jacinthe Lessard-L., entre autres. Elle présentera une exposition collective consacrée aux usages actuels de l’image en 2016.