Par Guy Sioui Durand
Deux formes d’oralité auront ouvert puis clôturé l’exposition Ensemble, présentée chez VU, à Québec, du 9 septembre au 9 octobre 2016. Lors du vernissage, un cercle de parole autochtone, mené par Nadia Myre, a été organisé dans la grande salle de l’espace américain. L’exposition s’est conclue par une table ronde au centre de la même salle, animée par Anne-Marie Proulx, l’initiatrice de l’événement.
Dans la mesure où les oeuvres entouraient les prises de parole, cette forme rassembleuse qu’est le cercle a peut-être aussi structuré le parcours, la circulation des regards, vers ces multiples formes de communauté. C’est ainsi à une conscience organique des savoirs, des savoir-faire et des savoir-vivre que les oeuvres présentées ont permis de prendre forme « ensemble » ! Chacun à leur manière, ces éléments d’arts visuels et textuels se sont fait témoins d’une pensée en action. C’est en ce sens que les regards photographiques « élargis » de l’exposition Ensemble m’ont paru convier avec parti pris ces attractions, ces dualités, ces sensualités et ces aventures humaines comme entièrement marquées du sceau de l’union, du partage ou du travail en équipe.
Circuler en parole. Le moment fort de l’exposition Ensemble aura été son inauguration. Présente chez VU, l’artiste d’origine anishinaabe Nadia Myre aurait pu s’en tenir à ses trois tondos photographiques, qui présentaient des perlages aux attractions centrifuges dans lesquels se mélangeaient des couleurs identitaires : rouge (Premières Nations), rose (Métis et personnes de « sang mêlé ») et blanc (Canadiens, Québécois et autres). Mais elle y a ajouté A Casual Reconstruction, une performance de discussion entre six personnages, debout, formant un cercle dans lequel ils se déplaçaient au fil des échanges et où circulaient les prises de parole. Ce dense dialogue exprimait divers états d’être, de percevoir, d’assumer les multiples hybridités de l’identité autochtone au moyen de la langue d’usage selon les contextes. Ni harangues sauvages, ni lecture théâtrale, ni allocutions, mais bien déplacements entre des territoires imaginaires faits de pensées, de doutes, d’énoncés par l’intermédiaire de la circularité et de l’oralité dont le corps performatif est le premier matériau. Ces mouvances sont alors artistiques, géographiques et interculturelles.
L’amitié diffuse. Telles des lucioles visuelles issues d’une amitié si longue qu’il fallait convier plusieurs genres artistiques (poème d’amour de Saint-Denys Garneau, agencements multiples de photographies inscrites dans la lumière d’un quotidien campagnard, silhouettes découpées, aquarelles et dessins bellement froissés), les oeuvres de Nathalie Caron et Charles Guilbert gambadaient quasiment sur tout le grand mur de la grande salle. Çà et là, les ombrages se soudaient aux traits, aux cheveux, aux formes, aux paysages et aux portraits. Ils exprimaient alors un sentiment puissant : celui de l’inséparable ligne de vie commune à ces grands amis artistes, celui du temps passé ensemble.
De tous nos sens. L’alignement des poses débutait par un premier cadrage sur la fin du grand mur. Là, un homme assis tenait ce qui pourrait être le bâton d’une pancarte semblable à celles qu’on brandit dans les rassemblements et manifestations de protestation ou de revendications. Comme pour en marquer l’arrêt ou à tout le moins nous signaler que la suite des exquises images de Jacynthe Carrier saisissaient une à une des poses évoquant les sens – l’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher – des ressentis, des sentiments, des émotions à fleur de frôlements, des glissements, l’acquiescement, la confiance, la tendresse, l’apaisement, baignant dans des luminosités bleutées comme pour mettre en exergue la pierre rouge dans l’image centrale. Ne dictait-elle pas les rythmes du cœur à la base de tous ces magnifiques arrêts sur image ? Extraites de mouvances, de mouvements, d’attroupements comme ensembles dans lesquels la beauté jouxte la bonté, la dernière photographie d’une jeune intemporelle semblait s’élever, flotter. Et nous avec elle.
Tu m’as dit ou l’ajout textuel à deux plumes. Certains signaux faibles énoncent parfois des changements significatifs dans l’art. Il faut pour cela en saisir les nuances, les subtilités. Ainsi en était-il du dialogue écrit conjointement par Caroline Loncol Daigneault et Anne-Marie Proulx, exposé comme partie intégrante de l’exposition visuelle. C’est donc une douce « conversation » qui s’est ajoutée aux images comme un écho des œuvres dans lesquelles « des humains se prolongent dans des gestes et des regards […] aussi bavards que les piles de photographies… à la surface d’une feuille d’or […] pour retrouver les […] perles de nos paroles […] du rouge au blanc [car] il n’y aurait donc que cela, des œuvres aux signatures plurielles1 ». Qui plus est, la double signature à l’œuvre témoignait encore d’une attitude artistique embrasant l’entière programmation à venir impliquant toute l’équipe de VU ainsi qu’une réflexion à se mettre en dehors du cadre des fonctions convenues, Anne-Marie Proulx ayant opté ici pour le statut d’artiste ayant imaginé un tel projet, plutôt que de s’afficher comme commissaire.
Les restes du party. Charles-Étienne Brochu a sans doute offert, avec Fantômes, la plus éthérée des propositions. Sur le mur, un petit cadre de bois nous offrait un dessin numérique de souche d’arbres, la forêt ayant été détruite, dévastée, abattue. Tout ce bois qui sert aux humains pour s’abriter, orner et… lire ce papier (autre produit dérivé) qui l’accompagne nous indiquait que l’essentiel de la proposition de Brochu était ailleurs. Fantômes trouvait sa résolution sous la forme de cartes postales que l’on pouvait se procurer sur place, emporter avec soi et même mettre à la poste ! Rappelant, cinq cents ans après sa mort, les étranges figures orgiaques et démoniaques d’un Jérôme Bosch (1450-1516), Brochu y illustrait de façon colorée, entre les arbres de la forêt, les multiples aberrations insouciantes et destructrices de l’Homo sapiens : « ici, des fêtards anonymes (qui) se rassemblent en forêt. Ils boivent, ils jouent, ils se roulent au sol, ils coupent quelques arbres. De la forêt, il ne restera que des vestiges. » L’artiste renchérit, les qualifiant « de scènes chaotiques et sublimes de personnages (qui) goûtent froidement aux saveurs indécentes de la vie et de la mort ».
Plaqué Art. On retrouvait placardée sur un des murs de la grande salle la version allongée de Oro es oro es oro es oro, cette manœuvre urbaine dite « d’inflexions en or » réalisée par Jean-François Prost / Adaptive Actions en novembre 2011 de part et d’autre de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, soit au marché public de Tijuana et à celui de San Diego. Pour l’essentiel, l’artiste a peint de la couleur or des objets et éléments de mobilier urbain – le devant d’un petit comptoir ambulant, par exemple – en obéissant à la procédure aléatoire des « conversations avec les travailleurs, les malabaristas (jongleurs), des préposés à l’entretien ou des passeurs du marché frontalier ». El Norte, le Nord, on le sait, a fait basculer du Sud au Nord cette soif d’or, d’abord des conquistadors, puis maintenant de tous ces pauvres assoiffés d’un quelconque Klondike comme pépite d’une vie meilleure, la richesse.
Deux choses significatives en ressortaient. Premièrement, il y a eu cet élargissement du spectre des interventions urbaines allant de l’utopie macropolitique de créer des « situations » de révolution urbaine à cette myriade d’appellations micropolitiques tentant de sortir des ornières de la participation organisée – le terme de médiation en étant la dernière mouture – pour se faire esthétique relationnelle, manœuvre performative ou, dans ce cas-ci, « adaptive actions » sous le slogan altermondialiste glocal, c’est-à-dire penser globalement et agir localement. Deuxièmement, on sait que certaines images trouvent leur impact selon le support sur lequel elles apparaissent. On peut saluer ici l’idée d’une grande planche contact affichée au mur, liant images et textes du projet Oro, sorte d’inclusion visuelle dans l’exposition, entre l’éphémère présence in situ du site en ligne et la lecture du livre.
Le collectif Outre-vie / Afterlife. De nombreux tirages photographiques aux formats multiples occupaient les trois murs de l’espace européen, la plus petite des deux salles de VU. Bien que réalisées par différents photographes, aucune des œuvres n’était signée individuellement2. C’était donc la somme qui prédominait, mais aussi l’ancrage dans un même espace, celui d’une mission photographique dans Kamouraska pour capter les ruissellements lumineux du fleuve et les mutations printanières et automnales d’une ruralité dont le charme casanier ne se dément pas. Si le fleuve et la route 132 ont servi d’horizon, une trame visuelle se démarquait. Ensemble, les artistes ont tenté de traverser ce moment de vie en commun comme photographie d’art. Leurs images témoignent, comme si c’était un reportage (un making of), des membres du groupe qui font de la photographie dans la nature, qui posent, qui ont leurs appareils et trépieds, qui en sont aussi le sujet collectif.
À cet égard, tels d’uniques bijoux parmi le lot, deux images subtiles et sublimes atteignaient pleinement leur statut d’œuvres : d’abord cette prise de vue du reflet de la table dans la vitrine du bahut et laissant entrevoir une belle table montée pour le repas qui rassemble, à vivre ensemble « avant » l’art ; puis, la même table sur laquelle on retrouvait étalés les tirages des photographies qui ornaient les murs de l’exposition. Certes, la Vie ensemble des membres du collectif avait précédé l’Art.
2 Le collectif Outre-vie / Afterlife réunit autour de Raymonde April : Jessica Auer, Jacques Bellavance, Velibor Božovic´, Gwynne Fulton, Katie Jung, Jinyoung Kim, Lise Latreille, Celia Perrin Sidarous, Marie-Christine Simard, Bogdan Stoica, Andrea Szilasi et Chih-Chien Wang.
Guy Sioui Durand est un sociologue (Ph. D.), théoricien, commissaire indépendant et critique d’art d’origine wendat (Huron). Lorsqu’il donne des conférences, ses harangues expriment l’oralité amérindienne. Son livre L’art comme alternative. Réseaux et pratiques d’art parallèle au Québec (1997) est une référence. Sioui Durand enseigne l’art autochtone à l’Institution Kiuna. Il est président des Éditions Intervention et membre du Collectif des commissaires autochtones du Canada (ACC/CCA).