[Hiver 2017]
The Street
Vancouver Art Gallery, Vancouver
Du 11 juin au 30 octobre 2016
Par Ariane Noël De Tilly
En 1976, le Museum of Modern Art de New York consacrait une rétrospective majeure au photographe américain Harry Callahan (1912-1999). Quarante ans plus tard, la Vancouver Art Gallery (VAG) saisissait l’occasion de célébrer l’anniversaire de cette rétrospective en présentant Harry Callahan: The Street. Du même coup, l’exposition misait, comme le faisait valoir le conservateur de la VAG Grant Arnold, à mettre en lumière les photographies de rue du photographe, lesquelles n’avaient pas encore été beaucoup considérées par la critique, les commissaires et dans les écrits consacrés à son travail1.
Le thème avait pourtant été récurrent dans la pratique du photographe depuis les débuts de sa carrière jusqu’à ses dernières séries photographiques, mais il était toujours abordé de façons très différentes. De manière non négligeable, l’exposition a également permis à l’institution de présenter au public vancouvérois cent cinquante des cinq cent cinquante-six photographies de Callahan acquises grâce à un don de la Fondation familiale Rossy en 20132. L’année suivante, la même fondation, dont le siège social se trouve à Montréal, a donné des fonds à la VAG afin que cette dernière puisse acquérir trente-trois photographies supplémentaires. Larry Rossy, le fondateur et directeur général de la chaîne de magasins Dollarama, et son épouse, Cookie, sont d’importants philanthropes qui, en plus de soutenir le domaine des arts, donnent de l’argent pour des projets visant à améliorer les services de santé et à offrir de l’aide aux moins fortunés. De nombreuses oeuvres de leur collection ont été données à des institutions canadiennes au cours des dernières années.
À titre d’exemple, sensiblement en même temps que la VAG recevait ces dons très généreux, la Fondation cédait une imposante collection de photographies de l’écrivain de la Beat Generation Allen Ginsberg à l’Université de Toronto3.
En 1938, Harry Callahan, alors âgé de 26 ans, achetait son premier appareil, un Rolleicord 120 à deux objectifs. Photographe essentiellement autodidacte, il devient membre du Chrysler Camera Club à l’usine où il travaille. Puis, en 1940, il fait partie du Detroit Miniature Camera Club. Au cours de cette décennie, alors qu’il est encouragé par d’autres photographes, dont Arthur Siegel, et inspiré par les idées de László Moholy-Nagy, sa photographie devient de plus en plus expérimentale. Dès 1946, il est embauché par Moholy-Nagy pour enseigner la photographie à l’Institut de design de Chicago. Il prendra la tête du département trois ans plus tard. En 1947, sa première exposition solo est présentée à la 750 Studio Gallery à New York. En 1961, il quittera Chicago pour Providence, où il enseignera à la Rhode Island School of Design jusqu’en 1977. C’est à partir de cette même année que Callahan commencera à photographier presque exclusivement en couleur.
Les photographies rassemblées dans Harry Callahan: The Street sont, entre autres, le fruit d’investigations et de réflexions sur les limites de l’espace public et de l’espace privé. Cette caractéristique de l’œuvre de Callahan est mise en évidence dès les premières séries de photographies exposées dans la première salle. La série de portraits d’Eleanor et Barbara, respectivement la femme et la fille de l’artiste, offrait une belle occasion de démontrer comment le photographe procédait de manière unique pour traiter d’un sujet intime : la famille. Toujours réalisés dans l’espace public, ces portraits surprennent par l’absence d’un quelconque sentiment d’intimité. Malgré la multitude des portraits exposés, Eleanor et Barbara nous restent inconnues. Ces deux femmes sont presque toujours photographiées au centre de la composition, mais à une certaine distance. Les points de vue adoptés par Callahan, dans le cas de cette série, résultent en des images où règne un parfait équilibre entre l’attention apportée aux sujets humains et aux éléments architecturaux.
Un peu plus loin, sur le même mur dans la première salle, une autre série des plus intéressantes semblait faire une typologie des façades de maisons et des immeubles d’appartements ; des façades austères, délabrées ou, encore, bien entretenues. Dans la plupart des cas, Callahan a choisi de photographier une section de la façade plutôt que son entièreté. Des éléments référentiels comme la rue ou encore le ciel sont absents de l’image. Dans l’objectif de Callahan, la façade devient une grille, une composition de lignes bien droites et de formes géométriques. Le cadrage donne un rythme à ces images. De plus, les façades font écho à différentes interprétations du rôle de la façade dans l’histoire de l’architecture, soit la façade comme le début de la démarcation de l’espace privé, si on l’envisage de l’intérieur ou, encore, comme la fin de l’espace public si on l’observe depuis la rue. Toujours dans cette première salle, la pratique expérimentale de Callahan était présentée dans les œuvres accrochées sur le mur opposé, en particulier dans la série de photographies réalisées à Détroit et Chicago entre 1941 et 1948, pour laquelle l’artiste a fait appel à la technique des expositions multiples. Dans le cas de chacune d’entre elles, le négatif a été exposé de six à huit fois pour la même scène, mais à différents moments et pas tout à fait du même point de vue. Chaque image résultant de ces expérimentations, lorsqu’elle est imprimée, donne l’illusion d’être un petit film rendant compte du rythme effréné de la vie moderne. Dans cette première salle, d’autres photographies prises à Chicago à l’automne 1958 se sont également révélées d’un très grand intérêt. Dans ce cas-ci, Callahan avait choisi de surexposer les clichés. Ce choix de traitement contribue à faire perdre à ses photographies leur texture et met en relief les éléments graphiques. L’effet est dramatique et l’ambiance, cinématographique.
Dans la deuxième salle, le commissaire avait choisi de présenter quelques exemples des premières photographies couleur de Callahan, ainsi qu’un ensemble de photographies de femmes marchant le long des grandes artères de Chicago en 1961 et 1962. Ces images sont à la fois d’une grande spontanéité et très réfléchies en matière de cadrage. D’une part, les expressions faciales, pas toujours flatteuses, invitent à se rendre à l’évidence que les passantes ignoraient qu’elles étaient photographiées. D’autre part, les gratte-ciel de Chicago sont croqués à partir d’angles des plus inusités. De surcroît, ces photographies offrent un aperçu de la mode de cette période.
Alors qu’au cours des années quarante, cinquante, soixante, ce sont surtout les espaces publics américains que Callahan photographie, à partir de la fin des années soixante, grâce à des bourses de voyage, le photographe se rendra au Mexique, en Amérique du Sud, au Maroc et en Europe. Ces photographies de voyage étaient exposées dans les troisième et quatrième salles de l’exposition. Dans ces séries, Callahan continue d’investiguer la mouvance des gens dans la rue. Il est intéressant de constater aussi que, parfois, il a pris deux clichés d’une même rue, selon le même point de vue, mais à quelques moments d’intervalle. Le photographe rappelle à sa manière que l’espace public n’est pas un espace statique et que la photographie ne suspend pas le temps. Finalement, l’exposition se terminait avec la série Peachtree (1987-1990) à laquelle Callahan a travaillé à la fin de sa carrière. Cet ensemble de photographies est marqué par l’absence de gens, mais leur présence est quand même perceptible par l’intermédiaire des mots imprimés au pochoir sur les murs de briques et par des affiches collées sur les murs des édifices et des poteaux électriques et parfois en partie arrachées.
Les images très poétiques de Callahan nous incitent, en fin de parcours, à ne pas nous replonger la tête dans nos écrans, mais plutôt à regarder comment les gens occupent l’espace public et à prêter une attention plus vive aux façades des différents édifices qui longent les rues que nous arpentons quotidiennement. L’œuvre d’Harry Callahan peut être interprétée comme une invitation à ralentir notre regard afin de mieux considérer le monde qui nous entoure.
2 Voir le communiqué de presse diffusé par la Vancouver Art Gallery le 10 juin 2014 : https://www.vanartgallery.bc.ca/media_room/pdf/VAG_RLS_Callahan.pdf
3 Margaret Wall, “Major collection of Allen Ginsberg photos donated to the University of Toronto,” U of T News, 21 janvier 2014, https://www.utoronto.ca/news/major-collection-allen-ginsberg-photos-donated-university-toronto
Ariane Noël de Tilly est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de l’Université d’Amsterdam et a effectué un stage d’études postdoctorales à la University of British Columbia de 2011 à 2013. Ses recherches portent sur l’exposition, la diffusion et la préservation de l’art contemporain ainsi que sur l’histoire des expositions. Elle est chargée de cours à l’Emily Carr University of Art + Design à Vancouver.