[Printemps-été 2018]
Par Marie J. Jean
Les vues d’expositions occupent un rôle de plus en plus important depuis que les muséologues les font figurer dans les expositions. Si au départ cette documentation était placée sous vitrine, suivant un protocole documentaire introduit par la muséologie, elle a peu à peu été disposée sur des cimaises, acquérant parfois le statut d’œuvres d’art, pour enfin atteindre un format monumental et ainsi encourager l’expérience immersive de l’exposition documentée. Bien que son importance soit maintenant établie, notamment en ce qui concerne l’histoire de l’art, bien que la vue d’exposition ait aussi été mise à contribution pour contextualiser des œuvres et des expositions passées, en revanche ses usages par les artistes n’ont été que peu étudiés jusqu’à présent. De fait, entre leurs mains, cette documentation ne se résume pas à simplement actualiser un passé : elle introduit une manière nouvelle de pratiquer l’exposition. L’installation Exhibit Model, de l’artiste britannique Jonathan Monk, avec tous les enjeux expositionnels qu’elle convoque, sera le point de départ de la présente réflexion1.
En entrant dans l’espace d’exposition, à la vue d’Exhibit Model, le visiteur est aussitôt convié à une expérience saisissante : il se trouve plongé dans un environnement méconnaissable, bien différent de celui qu’il a l’habitude de fréquenter. Tous les murs ont en effet été recouverts d’images monumentales recelant des vues d’expositions diverses, présentées à des années d’intervalle dans des contextes chaque fois différents. Y sont documentées de nombreuses œuvres réalisées par Jonathan Monk – montrées dans des vues rapprochées ou des plans d’ensemble, des perspectives frontales ou obliques, en couleur comme en noir et blanc – dont l’agrandissement offre une expérience spatiale pour le moins insolite, à la fois labyrinthique et vertigineuse. Ces nombreux espaces d’exposition ainsi juxtaposés ne produisent pas pour autant un effet chaotique car, il faut le préciser, cet assemblage est le résultat d’une composition globale où sont établies diverses relations formelles et interactions avec les caractéristiques architecturales de l’espace qu’elles recouvrent. C’est ainsi que le mur d’un bâtiment visible dans une image et le tableau auquel il est associé dans l’image suivante forment ensemble un étrange volume ; c’est parfois un fil d’alimentation qui se poursuit dans l’image adjacente, mais cette fois dans le tracé d’une ombre au sol ; c’est aussi la perspective à l’infini qu’aménage l’ouverture de larges fenêtres qui provoque le sentiment immédiat d’un déséquilibre ; c’est encore la répétition de portes, réelles ou imagées, qui cause une confusion spatiale. Ces vues d’expositions, sous cette forme de la photographie murale, aménagent de façon insolite l’espace bien qu’elles ne fassent pas pour autant reposer l’expérience sur la seule spatialité de l’image (arrangement de celle-ci dans son environnement) et dans l’image (la composition), faisant tout autant intervenir une relation inattendue au lieu.
Cet environnement nous place en effet dans une situation étrange, comme si par un curieux effet de mise en abyme nous étions amenés à déambuler simultanément dans des lieux aussi variés que la galerie commerciale, l’espace public, le musée, l’appartement ou le livre. Cette manière de reconsidérer l’exposition, c’est-à-dire d’exposer l’œuvre avec son contexte d’apparition, nous rappelle que l’œuvre d’art « est un lieu », « institue un lieu », est « un avoir lieu », comme l’a déjà relevé Martin Heidegger2. Le philosophe allemand en est venu à établir une distinction entre les œuvres et leur « exposition », en interrogeant plus spécifiquement les conséquences de leur « installation » dans les musées. Il déplore le fait que cette modalité d’apparition les ait détachées de leur contexte, diminuant par conséquent la qualité de leur présence3. Tentant de comprendre les effets de cette décontextualisation, il constate : lorsque des œuvres sont exposées dans un musée, elles sont conservées, contemplées, étudiées, mais, ainsi muséifiées, arrachées à leur site d’origine, les œuvres ne sont-elles pas contraintes de s’offrir à nous comme des « choses », des « objets de l’industrie artistique4 » ? Comment alors les œuvres peuvent-elles échapper à ce devenir objet et conserver leur qualité de présence ?
Heidegger laisse entendre une issue à cette fatalité : « [E]lle n’est chez elle, en tant qu’œuvre, que dans le domaine qui est ouvert par elle5 ». Ainsi, le « lieu » auquel fait référence Heidegger n’est ni spatio-temporel, ni historique, ni l’endroit dans lequel l’œuvre prend place, mais il est cette « ouverture » qu’elle institue et qu’il désignera par le terme de « monde ». Un monde qu’il revient à l’œuvre d’« installer » ou de « mettre en place ». C’est sans doute à une comparable expérience – que l’on pourrait qualifier de « réalité augmentée » – que nous convie le dispositif conçu par Jonathan Monk pour Exhibit Model : si l’œuvre n’y figure pas en tant qu’objet, étant plutôt représentée dans sa forme documentaire, force est de constater qu’elle aménage un « monde » qui offre un accès privilégié à ce qu’elle a été au moment de son apparition inaugurale ou ce qu’elle devient au fil de ses expositions6. Ce constat répond à un enjeu général, sous-jacent à une manière nouvelle de concevoir l’histoire des expositions qui devrait s’écrire à partir des multiples récits constituant ses diverses contemporanéités. Ce faisant, au cours d’une présentation publique de l’artiste, c’est à dessein que celui-ci a commenté le contexte de plusieurs œuvres y figurant, nous rappelant que l’histoire des expositions s’écrit à partir des récits qui séparent la manifestation d’origine de ses réactualisations successives7.
Ce n’est donc pas seulement en sa qualité de présence phénoménale que l’environnement de Jonathan Monk saisit, c’est aussi par son usage inattendu de la vue d’exposition. Une telle documentation a régulièrement été insérée dans les expositions par les muséologues sous la forme de décor scénographique – on pense notamment aux images monumentales montrant des artistes dans leur atelier –, bien que ce soit les commissaires qui les ont transformés en véritables outils référentiels afin de contextualiser des expositions historiques. Germano Celant a, parmi les premiers, utilisé de telles vues lors de l’exposition Ambiete Arte (37e Biennale de Venise, 1976) afin d’y faire figurer l’intervention Sixteen Miles of String (1942), de Marcel Duchamp. Jens Hoffmann a, pour sa part, fait un usage abondant des vues d’expositions, notamment pour la reconstitution de Live In Your Head: When Attitudes Become Form au CCA Wattis Institute for Contemporary Arts (Berne, 1969/San Francisco, 2012), puis celle de Primary Structures: Younger American and British Sculptors au Jewish Museum (New York, 1966/2014). Sous le titre Other Primary Structures, cette nouvelle itération incluait des artistes d’autres cultures, question de réexaminer les enjeux de l’exposition dans une perspective mondiale. À cette occasion, Hoffmann a présenté une documentation monumentale de l’exposition sur des murs inclinés pour engager un dialogue entre les œuvres ainsi réactualisées et leur installation d’origine. Dans sa conception du musée comme manifestation globale, faisant alterner expositions temporaires et collections permanentes, Christian Bernard, directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève (MAMCO), a régulièrement intégré des vues d’expositions du musée, de manière à y insérer la trame narrative de l’histoire institutionnelle.
Interrogeant la relation de réciprocité entre collection et exposition, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la Generali Foundation, Helmut Draxler a réalisé l’exposition discursive The Content of Form (2013), où cohabitaient œuvres et photographies d’expositions. Mis en relation avec des œuvres et des vues d’expositions tirées de l’histoire de la Generali Foundation, les agrandissements monumentaux de trois tableaux historiques montrant des expositions à une époque où se cristallisait la pensée historique moderne (Hubert Robert, David Teniers et Johann Zoffany) énonçaient avec éloquence la relation d’interdépendance des œuvres à leur exposition, démontrant son rôle dans l’identité symbolique de l’institution8. Bien que cette pratique curatoriale se généralise au XXIe siècle, il faut rappeler que ce sont les artistes qui, les premiers, en ont expérimenté les formes de manière tout aussi audacieuse, dans une approche souvent réflexive.
Relativement à cette question, le cas de l’artiste polonais Edward Krasin´ski – parmi les premiers en 1968 à faire usage des vues d’expositions comme matériau expositionnel – est très éclairant. À l’instar des artistes conceptuels de sa génération qui partagent une sensibilité formaliste comparable – on pense à Jan Dibbets et à Bill Vazan –, Krasin´ski réduit son langage formel à la ligne pour créer des configurations spatiales éphémères, ensuite documentées par la photographie. Il fera ainsi usage du ruban adhésif bleu qu’il disposera à quelques occasions dans l’espace des galeries – sur les murs et sur ce qui s’y trouve de manière à relier entre elles les différentes composantes de l’exposition –, créant des scénographies pour le moins complexes. Tel que l’a si justement observé Paweł Polit, celles-ci tendent à transformer l’espace d’exposition en sujet de représentation photographique9. Or, Krasin´ski fera un tout autre usage de la photographie, encore plus inattendu, en intégrant dans l’exposition même et sous la forme de tableaux photographiques des images d’expositions antérieures, celles-ci étant ensuite reliées aux autres composantes picturales ou sculpturales de l’exposition par sa fameuse ligne bleue. Cette stratégie convoque un nouveau mode de (re)présentation, comme si Krasin´ski avait élaboré une chaîne narrative faisant en sorte que les expositions antérieures prenaient la forme d’une introduction à l’exposition actuelle, l’ici et l’actuel ne pouvant exister autrement que dans cette mise en relation avec l’ailleurs et l’antérieur. Par cet effet de mise en abyme, l’artiste semble alors insister sur le fait que les œuvres et leurs expositions sont en fait l’objet et le sujet de son exposition.
Souhaitant transposer dans l’espace muséal ses sculptures à grande échelle, Michael Heizer a également employé la documentation photographique de ses œuvres en la magnifiant, pour qu’elle corresponde au format grandiloquent des paysages dans lesquels lesdites œuvres s’insèrent. Exposée au Los Angeles County Museum of Art en 2012, l’installation Actual Size consiste en l’agrandissement de rochers qu’il a photographiés en 1970, à la manière de portraits, alors qu’Actual Size: Munich Rotary est la projection d’images monumentales montrant une intervention land art réalisée en Allemagne en 196910. Ces œuvres spécifiques ont ainsi été délocalisées pour rejouer un effet de présence qui repose cette fois sur la différence entre le site de l’œuvre (le paysage photographié) et l’espace aménagé par les images monumentales (l’exposition). David Maljkovic´ a quant à lui conçu de minutieuses scénographies où figurent des vues d’installations antérieures qui se présentent, aussi, sous la forme d’agrandissements photographiques, de vues placées au côté d’œuvres reconstituées pour une nouvelle exposition. L’artiste croate réalise des œuvres contextuelles qui témoignent du processus au cours duquel celles-ci sont soumises à des adaptations successives. L’usage veut que l’exposition d’une œuvre constitue en quelque sorte son aboutissement, cette étape ultime par laquelle s’achève la production de l’artiste. Pourtant, il n’en est rien puisque chaque nouvelle exposition assigne à l’œuvre d’art un nouveau mode d’apparition. Maljkovic´ a non seulement formalisé cette question dans l’exposition qu’il a spécifiquement conçue pour VOX, centre de l’image contemporaine (Montréal, 2016), mais il a aussi intégré des vues d’expositions captées par les visiteurs et publiées par eux sur Instagram, avant de les récupérer pour en faire des photographies murales. L’artiste démontre ainsi avec éloquence comment l’exposition est tout autant un dispositif matériel et discursif qu’un mode d’existence de la pratique d’un artiste, à un moment donné de sa trajectoire. Ce faisant, l’usage de la documentation ne représente plus pour l’ensemble de ces artistes un dispositif scénographique, mais bien une composante intrinsèque de leur pratique. Leur approche interroge par surcroît le mode d’existence, de circulation et de fonctionnement des œuvres d’art à l’intérieur de leurs différents contextes d’apparition et disqualifie, dans une même impulsion, l’idéal moderniste de l’autonomie de l’œuvre.
Tel est aussi l’un des enjeux que mobilise la série Exhibit Model de Jonathan Monk, lequel apporte néanmoins de nouvelles balises au questionnement, soit la temporalité convoquée par ces images. Si son intervention photographique évoque d’emblée l’idée d’un livre monumental dont les pages se déplieraient à l’échelle de la galerie – où se trouverait naturellement réunie une telle documentation photographique –, la déambulation dans l’espace pourrait aussi suggérer une expérience temporelle renvoyant au cinéma. Tout se passe en effet comme si des plans inattendus étaient intercalés dans le déroulement logique d’un plan-séquence, révélant dans un mouvement continu des expositions réalisées par Jonathan Monk depuis les années 1990. L’expérience pourrait aussi bien évoquer une succession de plans, consciencieusement mis bout à bout lors du montage, suggérant tantôt un ralentissement, tantôt une accélération, découlant de l’association de différentes images, de leur variation, de leur articulation ou de leur répétition. Jonathan Monk fait aussi abondamment usage de la citation dans son travail, et ce qui caractérise la nouvelle itération d’Exhibit Model à VOX est notamment la mise en abyme : on aperçoit à maints endroits la vue de la même exposition dans des versions antérieures, ce qui représente un moyen d’évoquer rapidement des faits passés, actualisés dans l’expérience en cours. En incrustant ainsi cette documentation dans une nouvelle séquence d’images, il nous convie à l’expérience d’une réalité augmentée par une activité sans fin, entièrement déterminée par son devenir. Il est par conséquent difficile d’appréhender globalement Exhibit Model, d’en saisir les tenants et les aboutissants, sans se laisser surprendre par l’expérience tant spatiale que temporelle judicieusement mise en scène par Jonathan Monk.
2 Maud Hagelstein paraphrasant Martin Heidegger dans « Art contemporain et phénoménologie », Études phénoménologiques, no 41-42, Paris, 2005, p. 137.
3 Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part. L’origine de l’œuvre d’art, Paris, Gallimard, 1962, p. 42.
4 Ibid., p. 30.
5 Ibid., p. 30.
6 Ainsi, Exhibit Model Three, présentée à VOX, centre de l’image contemporaine en 2017, incluait des vues des deux versions précédentes.
7 Présentation publique tenue à VOX, centre de l’image contemporaine, le 16 novembre 2017.
8 Voir à ce sujet les textes de Remi Parcollet, « Figures du “photomural” exposé », artpress, vol. 2 (Les Expositions à l’ère de leur reproductibilité), no 36, Paris, février-mars-avril, 2015, p. 48–54 ; Anne Bénichou et Francine Couture, « Une mise en crise du musée, un entretien avec Christian Bernard, directeur du Musée d’art moderne et contemporain à Genève (Mamco) », Muséologies, vol. 5, no 1, Montréal, automne 2010, p. 86–105 ; Helmut Draxler, et.al., A Book about Collecting and Exhibiting Conceptual Art after Conceptual Art, Vienne/Cologne, Generali Foundation/ Walther König, 2013. Sur l’origine de la photographie murale dans la pratique des expositions, voir le texte d’Olivier Lugon, « Avant la “forme tableau” », Études photographiques, no 25, Paris, mai 2010, p. 6–41.
9 Paweł Polit, « Foksal Gallery and the Notion of Archives », Afterall: A Journal of Art, Context, and Enquiry, no 21, été 2009, p. 114.
10 L’intervention, aussi héroïque que ses réalisations précédentes, consiste en une forme concave de 4,5 m de profondeur et 30 m de diamètre, ayant nécessité le déplacement de 1 000 tonnes de terre.
Marie-Josée Jean est directrice générale et artistique de VOX, centre de l’image contemporaine. Depuis le milieu des années 1990, elle a organisé plus d’une centaine d’expositions, dont plusieurs dans des institutions de renom à l’étranger. Elle a été directrice artistique pour les 6e et 7e éditions du Mois de la Photo à Montréal et a reçu, en 2013, le Prix de la Fondation Hnatyshyn soulignant l’excellence de sa pratique curatoriale. Elle vient de terminer un doctorat à l’Université McGill portant sur « L’exposition comme pratique réflexive : une histoire alternative des expositions d’artistes ». Elle enseigne à l’Université du Québec à Montréal.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 109 – REVISITER ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Autour de Jonathan Monk. Les vues d’expositions comme réalité augmentée – Marie J. Jean ]