[Automne 2018]
Par Sophie Bertrand
Le pouvoir des images est parfois à double sens : informer d’une part, renforcer des préjugés d’autre part. Le photographe Michel Huneault se préoccupe depuis plusieurs années de déconstruire les idées préconçues à propos des enjeux migratoires. Chacun de ses nouveaux corpus vient d’une certaine manière compléter le précédent, en permettant ainsi de mieux comprendre sa démarche artistique, mais également l’ampleur du phénomène des migrations. En 2017, il entreprend le projet multimédia Roxham1, en lien avec le chemin éponyme situé en Montérégie qui jouxte les États-Unis et est devenu l’espoir d’un avenir meilleur pour les milliers de demandeurs d’asile qui franchissent irrégulièrement ce passage de la frontière canadienne. Avec bienveillance et éthique, le photographe choisit de préserver l’anonymat des personnes en appliquant sur les silhouettes une texture issue de ses images réalisées en 2015 pendant la crise des migrants en Europe. Par ce choix visuel, il tisse un fil conducteur intercontinental entre ces deux phénomènes et pointe vers l’urgence de reconsidérer cet imbroglio politique et l’histoire des mouvements migratoires.
Situant sa démarche entre une photographie documentaire et les arts visuels, Huneault ajoute à son projet au long cours de l’audio et expérimente la réalité virtuelle. Dans le récit immersif pensé pour le lecteur du quotidien, le visiteur de galerie, le spectateur dans son salon ou encore l’explorateur de réalité virtuelle (RV), l’artiste nous propose pendant un instant de prendre les rênes du documentaire, mais aussi de devenir le témoin ou l’agent frontalier. Le son binaural nous plonge dans la confusion qui règne autour des échanges entre la GRC et le demandeur d’asile, naviguant entre l’application du protocole, la détresse et l’émotion.
SOPHIE BERTRAND : Quelle est la genèse du projet Roxham et comment l’idée de créer ce lien entre les deux continents est-elle née ?
MICHEL HUNEAULT : À Roxham, la première tentative de passage dont j’ai été témoin était celle d’une femme enceinte originaire du Nigéria qui n’a jamais osé traverser et s’est fait reconduire par un agent américain. Cela a été déterminant pour moi. J’ai voulu savoir si, par rapport aux lois en vigueur, d’autres tentatives de passage allaient inévitablement échouer ou si la situation pouvait évoluer. Il y avait beaucoup d’images d’agents de la GRC prenant les migrants par la main. Moi, je venais de voir une exception qui me semblait pertinente pour poursuivre le débat. J’ai contacté les rédactions, tout en précisant dès le départ que j’avais un malaise à briser l’anonymat de cette femme. Mes expériences professionnelles m’ont amené à connaître les responsabilités que nous avons envers les demandeurs d’asile concernant la non-divulgation de leur identité. D’un point de vue moral, je tenais à ces conditions et cela a certainement nui, au départ, à la publication de mon travail.
J’ai donc commencé à faire de la recherche visuelle, détourer les silhouettes, mettre des aplats de couleurs… J’ai repensé à la crise de migrants en Europe, je savais que Roxham était lié, que cela faisait partie du même grand mouvement de migration. En Europe, il y avait beaucoup de groupes d’aides, de citoyens qui offraient de la nourriture, des tentes, des couvertures. En tant que photographe, on est attiré par les textures. J’avais donc beaucoup de gros plans et j’ai fait une sélection. Ça fonctionnait. En même temps, cela préservait l’anonymat des personnes et maintenait un lien entre les deux phénomènes.
Pour ce qui est des formes, des superpositions d’images et des vidéos immersives, j’avais déjà beaucoup expérimenté avec mon projet précédent Monnaie d’échange2… Cela peut sembler éloigné de mon travail sur les migrants, mais pour moi, il s’agit d’un grand continuum…
En quoi ces deux crises humanitaires se ressemblent-elles ou diffèrent-elles ?
À la différence de Roxham, la crise des migrants en Europe se passe dans des lieux publics : les gares de trains, les pistes autoroutières… Ce contact journalier avec les migrants change le point de vue du public local. Alors qu’ici, il ne s’agit pas d’une crise. Ce qui est fascinant, c’est que tout le monde passe par ce petit chemin…
Ton approche est-elle la même quand tu travailles à l’étranger ou dans ta province ?
Les projets les plus intéressants sont ceux que j’ai faits près de chez moi, en raison de la proximité, de l’accès et de la fréquence des visites que cela permettait. En Europe, j’étais photographe. Ici, je suis aussi citoyen, ancien travailleur humanitaire, documentariste. Le visiteur qui écoute Roxham devient d’ailleurs tout cela à la fois, mais également l’autorité, le gouvernement… L’expérience proposée avec Roxham nous amène à nous sentir parfois témoin, voyeur, agent de la GRC ou demandeur d’asile. Elle est très similaire à celle que j’ai vécue sur place.
Ton travail se retrouve souvent à la lisière de la photographie documentaire et contemporaine. Quels sont les critères essentiels pour préserver la valeur documentaire d’un travail sans dériver vers le « tableau » ?
On ne connaît pas cette frontière, il n’y a pas de modèle ni de règle… Je suis très exigeant avec moi-même et il faut que je sois à l’aise avec ce que je propose… Il faut que ça se justifie ! La plupart de mes propositions visuelles sont d’ailleurs très simples, même si la réflexion peut être complexe. Il faut que le lecteur ou le spectateur s’y retrouvent et ne se sentent pas manipulés.
Je constate une évolution dans chacun de mes corpus, et j’y perçois de plus en plus une influence cinématographique ou picturale. Je commence à entretenir cette dimension dans mes nouveaux projets. Ce qui m’amène à faire des recherches et à m’intéresser à l’interprétation des mouvements de peinture dans l’art moderne en relation à son époque, à son histoire. Je cherche de nouvelles formes de représentations qui s’inscrivent dans le présent. Dans Roxham, certaines textures rappellent des formes géographiques ; cette forme visuelle a d’abord émergé en lien avec une responsabilité éthique et morale ; je voulais que ce travail rétablisse la nuance entre les termes « irréguliers » et « illégaux », que l’on applique indifféremment aux migrants, et mette en lumière l’Entente sur les tiers pays sûrs3.
Comme je l’ai dit par ailleurs, je ne voulais pas montrer les personnes. C’est ce qui fait que les gens s’attardent beaucoup plus longtemps sur les images : ils essaient d’imaginer la personne, ils observent les détails dans les textures, ils cherchent une signification. Mes légendes ne les informent pas non plus sur le pays d’origine des migrants. Et le fait de ne pas avoir accès à la couleur de peau ou aux vêtements de ces gens contribue à faire tomber les jugements et les préjugés. Cela a été une très belle découverte qui a résulté de ce projet. Enfin, il est très important pour moi que mon travail s’accomplisse autant dans la sphère journalistique que dans la sphère artistique afin d’élargir le débat.
L’exposition de photographie est déjà une installation immersive avec les images et l’expérience binaurale. Quelle est l’importance du son dans ce projet et qu’apporte de plus la réalité virtuelle ?
Dans ma pratique, j’ai toujours utilisé des éléments immersifs. C’est important pour moi de confronter ma photographie à d’autres formes de documentation, cela renforce la validité ou l’honnêteté de la photographie. En tant que spectateur, j’ai moi-même envie d’entendre le son. Dans Roxham, l’expérience de l’exposition est brute : on laisse le spectateur avec la photographie et l’émotion du son (le son est identique dans l’expérience de RV). Pour la RV, avec l’aide de Maude Thibodeau (designer interactive) et Chantal Dumas (conceptrice sonore), on s’est demandé comment on pouvait amener le spectateur en situation, l’amener à ressentir la confusion et l’émotion… Mais la création en réalité virtuelle soulève vite la question de comment on peut se servir des codes des jeux vidéo sans se soumettre à leurs limites, sans devenir un simple jeu vidéo. On a voulu rappeler des éléments des frontières géographiques tout en restant sobre et accessible, et on a veillé à humaniser les silhouettes en y mettant de l’ombre, un grand travail de finesse a été fait par toute l’équipe ! Les sons sont aussi le plus bruts possible et on a conservé quelques clics pour rappeler la présence du photographe. La narration nous accompagne aussi par moments dans les différents types de traversées. Il y avait une vraie volonté d’explorer et d’aller rejoindre un nouveau public pour le sensibiliser à ces enjeux sociaux. C’est intéressant de voir les différentes réceptions du public face à l’environnement virtuel ou à l’exposition. La RV est également plus accessible avec l’application en ligne sur le site de l’ONF, et elle donne accès à plus de moments que l’exposition de photographies.
Louise Arbour, qui est la représentante spéciale pour les migrations internationales à l’ONU, connaît et apprécie ce travail. En quoi sa reconnaissance vient-elle valider ton projet ?
Il faut repenser la migration, l’idée de nationalité, de frontières. On fait face à une véritable limite de notre vocabulaire et nos outils internationaux et légaux, qui ont été faits à une autre époque, ne correspondent plus du tout aux besoins actuels. Dans le cadre de mes collaborations, ce sont des idées sur lesquelles je travaille depuis des années. Avec Louise Arbour, on a discuté longuement à propos de ces enjeux migratoires. Elle travaille elle-même à redéfinir ces enjeux et à développer les bases d’une nouvelle entente internationale. Cela me conforte dans l’idée que mon travail propose une forme pertinente de documentation et qu’il est important de faire ce travail.
2 En 2016, il travaille en collaboration avec la journaliste Sarah R. Champagne sur les rapports personnels et économiques générés par les diasporas dans le monde. (michelhuneault.com/3/index.php/migration/monnaie-dechange/)
3 Voir le glossaire lié au projet Roxham, http://espacemedia.onf.ca/epk/roxham.
Sophie Bertrand est photographe et rédactrice photo indépendante. Basée à Montréal, elle développe son travail personnel autour du thème de la mémoire et de la transmission. En 2017, elle s’est engagée dans un certificat en Muséologie et diffusion de l’art à l’UQAM en vue de développer des projets curatoriaux dans le domaine de la photographie. Elle est membre du collectif Stock Photo (Montréal) et du studio Hans Lucas (Paris). sophie-bertrand.com
Établi à Montréal, Michel Huneault est un photographe qui s’intéresse au développement, aux traumatismes et aux migrations. Son corpus Post Mégantic a remporté en 2015 le prix Dorothea Lange – Paul Taylor, puis a été publié par l’éditeur néerlandais Schilt sous le titre La longue nuit de Mégantic. En 2016, son projet Post Tohoku, sur l’après-tsunami au Japon, a été mis en nomination pour le prix Pictet 7 et récompensé d’un prix Antoine-Desilets. La même année, il a reçu la bourse Travers pour continuer ses recherches sur les enjeux migratoires. michelhuneault.com
Roxham est présenté jusqu’au 12 août 2018 au Centre Phi dans une exposition photographique et sonore, et en expérience de réalité virtuelle (RV) dans le cadre de Particules d’existence. Une application interactive est aussi disponible sur le site de l’ONF. Le projet Roxham/VR a également été présenté au VR Arles Festival 2018 dans le cadre des Rencontres de la photographie à Arles en France.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Michel Huneault, Roxham – Sophie Bertrand, Une œuvre intersubjective pour repenser le phénomène des migrations ]