Richard Mosse, The Castle – Sylvain Campeau, Traces humaines

[Automne 2018]

Par Sylvain Campeau

Présentée dans le cadre de l’événement annuel de Toronto, le festival de photo CONTACT Banque Scotia, cette exposition1 en est probablement la pièce maîtresse. Elle regroupe des travaux qui semblent émaner de deux séries produites par le photographe irlandais. The Castle, dont on voit sans doute les pièces les plus importantes, et Incoming, une œuvre vidéographique dont on ne peut admirer qu’une série de photogrammes. Un ensemble très étendu de ceux-ci forme par ailleurs la trame d’un livre que Richard Mosse a réalisé en 2017.

Comme il l’avait déjà fait une première fois en 2011 et 2013 avec Infra et The Enclave, il emploie une technologie de repérage utilisée à des fins militaires. À ce moment-là, c’était une pellicule infrarouge, capable de détecter des présences humaines dans des feuillages denses. Cette fois, il s’agit d’une caméra vidéo apte à capter la signature thermique d’un corps humain dans sa relation avec les conditions climatiques de son environnement immédiat. Considérée comme faisant partie de la panoplie des armes technologiques, cette caméra, fabriquée par une compagnie spécialisée dans la production d’armement militaire, est protégée par une loi internationale, désignée sous les termes d’International Traffic in Arms Regulations. Cette classification a rendu difficile pour l’artiste la traversée des frontières, qui était une condition préalable au projet qu’il rêvait de poursuivre avec cette technologie.

C’est encore pour faire le portrait de conditions humaines difficiles que Mosse utilise ce dispositif spécial de captation. C’était une guerre en Afrique avec The Enclave ; ce sont maintenant les déplacements humains provoqués par d’autres affrontements qui l’intéressent. Dans The Castle, ce sont des camps de réfugiés, campés en plusieurs patries d’Europe, qui en font l’objet.

Le point de vue qu’il en vient à prendre pour rendre ces habitats, il le doit évidemment au fait de ne pouvoir approcher ces campements. La combinaison de la portée de cette caméra et de la courbe du globe terrestre contribue également à une obligation de distance. Avec cette caméra qui peut détecter le corps humain à 30,3 kilomètres, il les embrasse, depuis une élévation, en des images qui doivent beaucoup à une technologie de pointe, avec des prises effectuées à l’aide d’une lentille super télescopique, arrimée à une caméra capable de sensibilité thermique, elle-même activée par un bras robotique à mouvement contrôlé. Une pièce vidéographique de l’exposition, Grid, que l’on décrira tantôt, nous donne une idée assez saisissante de ce qui résulte de cet appareillage. La lentille utilisée permet donc à l’artiste de saisir des images en plan étroit, dans une sorte de cellule de vision où se profilent les réfugiés en attente de régularisation. Les grands formats que nous voyons occuper les salles sont donc la recomposition en une seule image de ces myriades de prises de vue tronquées, retissées pour créer une vue d’ensemble, complète, embrassant la totalité du camp.

Du fait de cette technologie spéciale, les images ressemblent vaguement à des négatifs ou à des épreuves solarisées qu’on aurait soumis à une forte lumière en cours de développement, comme on le faisait (Man Ray, pour un !) dans les temps de la photographie analogique. Cela donne un environnement aux lignes nettes, aux reliefs accentués, au sein duquel les silhouettes humaines peuvent elles aussi se détacher clairement. Mais elles restent ainsi, figures d’une habitation difficile, en blanc et noir. Ces présences humaines, visages et silhouettes, se montrent spectrales, laiteuses, tous traits distinctifs gommés, dans un rendu approximatif et selon un objectif de comptabilisation purement mathématique. Ce dispositif permet en effet de savoir où ces sujets humains peuvent bien être et le nombre qu’ils sont, sans que l’on s’intéresse à eux ou que l’on se préoccupe de savoir qui ils sont. Cela suffit pour eux d’être ainsi chiffrés, puisque délocalisés, tirés hors de leur territoire familier, ils apparaissent, comme tels, sans identité.

En plus, ces tentes et ces baraquements jetés çà et là, dans une concentration humaine assez remarquable, montrent un effort d’habitation incongrue. Le campement apparaît souvent délimité de façon assez inopportune, alors que des activités diverses, accomplies par des citoyens accrédités, sont en cours aux alentours. Ce sont des convoyeurs près de ce qui semble être un lieu de débarquement, port ou gare, dans Skaramaghas (2016). C’est une plage où s’entassent des bivouacs, serrés entre des abords rocheux et la mer, lotis sur une grève de galets, dans Souda Camp, Chios Island (2017). On sent bien dans ces images tout le poids de cette vie en marge du quotidien d’habitants légitimes, en regard desquels ces errants n’ont plus droit qu’à une existence assez sommaire, dans les marges des notions de droits humains, parce que fuyant des États où leur vie serait en danger. Hors de ce foyer national en perdition, leur état de réfugié les confine dans les limbes des États nationaux.

L’image certainement la plus impressionnante est intitulée Hellinikon Olympic Arena (2016). Là, les tentes ont été montées dans un stade et on ne peut éprouver que malaise devant les sièges qui, en avant-plan de l’image, nous installent en position de spectateurs de cette misère humaine. Avoir choisi de produire une image en ce lieu est aussi paradoxal. La Grèce est le siège de notre civilisation ; c’est dans ce pays qu’a été écrite La République de Platon. C’est dans les alentours qu’une première forme de démocratie a été pensée. C’est aussi le pays d’origine des Jeux Olympiques, grande fête de la fraternité humaine.

On peut quand même choisir de faire fi des intentions qui ont présidé à l’invention de cette technologie et décider d’adopter un point de vue plus angélique. N’est-il pas ahurissant de penser que cet appareil, même à grande distance, en arrive à capter la signature thermique de l’humain ? Tout en lui est centré sur cet objectif : repérer la chaleur humaine. On comprend bien que ses visées sont le contrôle et la surveillance, surtout avec de tels sujets. Et pourtant, des images émane un sentiment de fragilité. On croit presque voir dans certaines d’entre elles, sous la peau diaphane, les vaisseaux sanguins, l’irrigation des veines sous ce gommage des traits singuliers et de l’identité de chacun de ceux qui en sont les victimes. Mais, en même temps, on pressent l’instinct vital qui anime ces errants, leur résilience, leur réflexe de survie, leur tentative d’organisation dans les marges des États modernes qui les ignorent. Dans ces corps exsangues, il y a quelque chose qui bat et pulse, avec obstination. Qui persiste et s’acharne. Notre angélisme tourne court, cependant, devant le mur d’écrans qui composent Grid (Moria) (2017), un campement en Grèce, sur l’île de Lesbos, où les conditions de vie sont particulièrement difficiles pour les migrants. L’œuvre est faite de 16 écrans qui témoignent du type de captation que permet la technologie utilisée par Richard Mosse. Les caméras sont actionnées par un bras-robot qui bouge, en saccades, de gauche à droite, au bout de quelques secondes, reprenant insensiblement la même scène, mais en un travelling heurté sur une ligne horizontale. Ce balayage-patrouille, par sa méticulosité technique et atone, nous ramène à l’impératif de surveillance. De plus, cette œuvre donne à voir comment fonctionne le dispositif qui permit à Mosse de récolter la matière brute de ses images photographiques, chacune composée d’une mosaïque de ces prises de vue.

À ces œuvres, il en est d’autres qui s’ajoutent et qui permettent d’avoir un aperçu de la vidéo, Incoming, que Mosse a montrée en d’autres occasions et qui est une pièce de 52 minutes coproduite par la National Gallery of Victoria, de Melbourne, et la Barbican Art Gallery, de Londres. Alors que la majeure partie de l’exposition est dédiée à des œuvres montrant des plans globaux de ces camps, Incoming semble s’intéresser de plus près aux migrants comme tels, à leurs expériences de déplacements forcés. Du moins est-ce là ce dont témoignent les quelques images qu’on nous offre, qui sont des prises sur le vif de certains moments, poignants, de ces migrations forcées.

Alors que The Castle offre plutôt le spectacle de leur déracinement collectif…

1 Richard Mosse, The Castle, Arsenal Contemporary, Toronto, du 26 avril au 9 juin 2018.

 
Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Il est aussi l’auteur des essais Chambre obscure : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis de même que de cinq recueils de poésie. En tant que commissaire, il a également à son actif une trentaine d’expositions.

Richard Mosse est un photographe documentaire conceptuel. Il a travaillé en Irak, en Iran, au Pakistan, en Palestine, en Haïti et en ex-Yougoslavie. Il est toutefois mieux connu pour ses images en infrarouge de la guerre de l’est de la République démocratique du Congo. Mosse a reçu le Deutsche Börse Photography Prize en 2014, et le Prix Pictet en 2017. Il a suivi différentes formations, en littérature anglaise, en études culturelles et en arts visuels, à Londres, puis a reçu une maîtrise en photographie de Yale. Il vit présentement entre New York et Berlin et est représenté par la galerie Jack Shainman, à New York. richardmosse.com

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Richard Mosse, The Castle – Sylvain Campeau, Traces Humaines ]