L’imaginaire radical : le contrat social — Daniel Fiset

[Hiver 2019]

VOX, Centre de l’image contemporaine
Du 13 septembre au 15 décembre 2018

Par Daniel Fiset

VOX lance, avec L’imaginaire radical : le contrat social, un cycle d’expositions portant sur les institutions et les artistes, afin de réfléchir à la manière dont ces derniers investissent, modulent et (re)définissent les cadres institutionnels dans leurs pratiques. La commissaire Marie-Josée Jean emprunte la notion d’imaginaire radical au penseur Cornelius Castoriadis, qui y voit un « processus de création continu, producteur de nouvelles significations imaginaires, susceptible de transformer les positions institutionnelles1 ». La création, investie d’une potentialité critique, réaffirme au travers de l’exposition sa capacité à modifier profondément les habitudes des institutions en examinant leurs mécanismes pour mieux les révéler au public.

Le premier volet de cette série, présenté au centre à l’automne 2018, s’intéresse aux différentes ramifications du système de justice, de l’accès à la citoyenneté, en passant par la propriété intellectuelle. Les visiteurs retrouvent d’abord, dans les premières salles, un imposant travail mené par l’artiste américaine Jill Magid sur l’œuvre de l’architecte mexicain Luis Barragán, composée de divers éléments : ready-mades, documents officiels et lettres en vitrine, vidéo. Magid souhaitait faire des recherches dans les archives de Barragán, mais apprit qu’elles étaient maintenant la propriété du manufacturier suisse Vitra. Ce dernier les aurait achetées pour sa future femme, Federica Zanco, qui les aurait préférées à une bague de fiançailles. La fondation garde un droit exclusif d’usage des archives, et rend impossible leur accès à autrui. Magid entre alors dans une conversation avec Zanco, qui mène à une demande audacieuse : dans une petite pièce baignée d’une lumière bleue, Magid met en vitrine une bague offerte à Zanco, sertie du diamant composé d’une partie des cendres de l’architecte. La bague lui serait remise seulement si elle accepte d’ouvrir les archives de Barragán au public.

Partageant l’espace avec Magid, John Boyle-Singfield propose Reconstitution, une projection sur deux canaux. Sur un écran est diffusé Baraka, documentaire de 1992 réalisé par Ron Fricke qui propose un regard universalisant – voire dangereusement naïf – sur l’activité humaine. Le deuxième écran présente, comme l’indique le titre de l’œuvre, une sorte de reconstitution de Baraka, réalisée avec des plans vidéo piqués à différentes banques d’images telles que Getty et Shutterstock. Défi de recherche colossal, la projection simultanée invite aux comparaisons constantes entre les deux écrans. La présence des filigranes des banques d’image sur la deuxième projection, preuve de leur appropriation par Boyle-Singfield, permet à l’artiste d’aborder l’épineuse question des droits de l’image, mais invite aussi à une réflexion sur les responsabilités et les pouvoirs de ceux qui produisent et diffusent cette image.

Ailleurs, un trio d’œuvres de Carey Young met en scène les dimensions performatives et participatives du contrat. Entre autres, le visiteur est appelé à pénétrer un cadre délimité sur le sol et le mur par un vinyle noir : dans ce cadre, il devient temporairement citoyen des États-Unis. Tout au fond, le collectif belge Agence présente une œuvre réalisée pour les soins de l’exposition à VOX, avec un tableau réalisé par John Hawley en 1987. L’œuvre picturale de Hawley lui aurait été commandée par l’établissement carcéral où il était détenu. Une fois libéré, Hawley intenta un procès contre le gouvernement du Canada afin de récupérer le tableau, sans succès. On jugea alors que l’œuvre appartenait à la Couronne, puisqu’elle avait été réalisée lors d’une période de travail à l’établissement. Le dispositif de présentation, habilement pensé, place le tableau de Hawley au centre d’une agora. La proposition d’Agence, activée lors d’un événement où des spécialistes de l’histoire de l’art et du droit échangent avec un public réuni autour du dispositif, rappelle que tout objet se voit défini par la nature des interactions qu’il mobilise.

Dans une salle de projection, le réalisateur suisse Milo Rau présente Le tribunal sur le Congo : un théâtre politique organisé par Rau qui emprunte à la forme du procès pour recueillir les témoignages des acteurs de ce conflit, devant l’absence de structures juridiques mondiales pour juger des crimes de guerre commis au Congo. Le projet éclaire les motivations marchandes derrière la guerre dans ce pays, soit l’exploitation des ressources au profit d’une économie mondiale.

Est également présenté Supprimer, modifier, préserver, un projet de l’artiste Carlos Amorales. Amorales fait produire une version du Code civil français imprimée avec du graphite. Il part ensuite à la rencontre de divers avocats qu’il invite à effacer un article du Code civil de leur choix. Les participants expliquent les conséquences sociales et juridiques de leur effacement provisoire. La nature quelque peu transgressive du geste semble plaire aux avocats, et pointe vers la fixité du texte de loi, que les acteurs du milieu juridique sont appelés à réinterpréter constamment.

Le cabinet de lecture qui accompagne l’exposition présente les propositions de différents artistes et collectifs sur le sujet (Nina Beier, Étienne Chambaud, Andrea Fraser, Maria Eichhorn, Kelly Mark, Le Club des Gentilshommes Avertis, Nadia Myre et un autre projet de Boyle-Singfield), ainsi que des ouvrages qui abordent les questions de droit intellectuel. Parmi ces choix, notons la présence du modèle de contrat féministe et équitable pour la vente d’œuvres d’art réalisé par arkadi lavoie lachapelle en collaboration avec l’avocat Jean-Frédéric Ménard. Le contrat propose, dans une écriture féminisée, la remise de la plus-value des œuvres lors de la revente aux artistes elles-mêmes. Le geste questionne la nature spéculative du collectionnement, qu’il remplace par une reconnaissance du travail continu des artistes qui a pour effet d’augmenter la plus-value de leurs réalisations.

Citant Castoriadis dans son texte de commissariat, Marie-Josée Jean rappelle que l’imaginaire radical qui donne son titre à l’exposition « fait surgir des savoirs ouverts, toujours en train de se faire », opérant sous des principes de « lucidité critique » et de « fonction imaginaire créatrice2 ». Pour que ces savoirs se fassent et se refassent, encore faut-il leur laisser l’ouverture souhaitée. VOX a ainsi vu juste en consacrant la plage horaire de l’automne tout entière à l’exposition pour qu’elle ait l’espace et le temps de se déployer. L’imaginaire radical : le contrat social foisonne, entre autres parce qu’elle ne dépend pas uniquement du travail de la commissaire comme seule source de connaissance et d’autorité. L’exposition invite aux regards et aux réflexions de son public par diverses activités de médiation, et en invitant des spécialistes du domaine à en réinterpréter ou approfondir les contenus. VOX comprend qu’une réflexion sur la nature des institutions peut s’inaugurer, mais qu’elle doit se mener en collaboration avec les artistes et leurs publics.

Exposer moins, mais exposer mieux : un créneau que semble avoir adopté VOX dans ses derniers cycles de programmation. Aussi peut-on y voir une devise à laquelle d’autres diffuseurs devraient adhérer.

1 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975. Cité par Marie-Josée Jean dans le texte qui accompagne l’exposition.
2 Ibid.

 
Daniel Fiset est historien de l’art, éducateur et commissaire. Il termine actuellement un doctorat en histoire de l’art à l’Université de Montréal, où il s’est penché sur les points de contact entre les pratiques artistiques contemporaines et la culture visuelle. Il a collaboré à titre d’auteur à de nombreuses revues et ouvrages collectifs, en plus de mener des projets de commissariat indépendant en arts visuels. Depuis 2011, il travaille au sein de DHC/ART Éducation, où il collabore à l’élaboration et la coordination des programmes éducatifs et publics.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 111 – L’ESPACE DE LA COULEUR ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : L’imaginaire radical : le contrat social — Daniel Fiset ]