[Hiver 2019]
McGill-Queen’s University Press, 2017
Par Erika Wicky
Dirigé par Martha Langford, Narratives Unfolding: National Art Histories in an Unfinished World réunit plusieurs auteurs qui s’emploient, au fil des seize chapitres que comprend le volume, à remettre en cause les histoires nationales de l’art. Ils mènent une réflexion sur les enjeux historiographiques que charrient ces dernières à travers la présentation d’alternatives plus adaptées au contexte de globalisation et d’ample circulation de la culture visuelle que favorisent désormais les technologies numériques. Cet ouvrage approfondit les discussions entamées lors d’un congrès ayant rassemblé, en 2014, plusieurs chercheurs autour des histoires nationales de l’art à l’occasion d’une rencontre plaisamment intitulée :
« Networking National Art Histories, or, [insert nationality] specialist seeks relationship with like-minded persons »…
Le titre du volume apparaît d’emblée bien choisi, tant est manifeste l’activité de dépliage à laquelle donne lieu chaque contribution. En effet, si les histoires de l’art nationales, souvent soutenues par les institutions, apportent encore aujourd’hui une contribution notable à la légitimation des États-nations, elles ont tendance à aplanir des singularités politiques, linguistiques, identitaires, religieuses, etc. Or, la prise en compte de ces enjeux complexifie les histoires nationales de l’art, voire les contestent, comme le suggère Inbal Ben-Asher Gitler en évoquant la nécessité de se consacrer à des « contre-histoires ». L’article de Fionna Barber offre un excellent exemple de la façon dont les récits peuvent déplier l’histoire pour mettre en lumière sa complexité, mais aussi pour en faire apparaître les aspects cachés par les conceptions véhiculées par les histoires nationales de l’art. Elle analyse ainsi la présence d’un enfant noir dans un tableau de Margaret Clarke, Le moment du bain à la crèche (1925). S’interrogeant sur les raisons de l’absence d’hypothèse, dans l’historiographie de l’art irlandaise, susceptible d’expliquer la présence de cet enfant, l’auteure déploie ce qu’elle appelle une « constellation de significations » et se penche notamment sur l’importance de la figure maternelle dans la construction de l’identité nationale ainsi que sur la conception faisant de l’Irlande une terre d’exil plutôt que d’immigration.
Les chapitres se présentent ainsi comme autant d’études de cas explorant non seulement des œuvres, leur contexte et le discours qui leur est consacré, mais présentant aussi une analyse historiographique, de sorte que chaque texte, par son caractère d’exemple, puisse donner lieu à une double lecture. Les cas choisis concernent majoritairement le Canada où, comme l’observe la canadianiste Martha Langford, les approches transnationales ont considérablement affecté les programmes de recherche de l’histoire de l’art nationale. L’Europe est également très présente parmi les analyses, mais surtout à travers sa périphérie géographique (Écosse, Irlande, Islande, Roumanie, etc.) et le rôle phare joué par la Tate Modern. Quant aux autres ères culturelles, bien que plusieurs d’entre elles trouvent leur place dans ce volume, on regrette une nouvelle fois l’absence d’études concernant l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine. Ces espaces sont articulés, dans tout le volume, autour du « third space », espace d’échange et d’hybridité, théorisé par Homi K. Bhabha.
La chronologie couverte est également assez resserrée. S’il est essentiellement question d’art contemporain, notons que plusieurs articles sont consacrés aux années 1930 et 1960, de manière à ce qu’une attention soutenue soit portée aux grands moments de la globalisation que constituent l’après-guerre, la guerre froide et les périodes postcoloniale et postsoviétique. Les périodes envisagées ont pour corollaire une grande diversité de médiums abordés, parmi lesquels l’urbanisme et l’architecture jouent un rôle particulier ; en effet, comme le rappelle Inbal Ben-Asher Gitler, qui envisage dans une perspective postcoloniale l’historiographie de l’architecture en Israël/Palestinienne, l’architecture, encore plus que la plupart des autres formes d’art, rend compte des intentions du commanditaire.
Il s’agit donc notamment d’opposer aux histoires nationales de l’art des récits orientés suivant le point de vue d’autres communautés, quel que soit ce qui fonde leur sentiment d’appartenance. On rencontre un exemple des récits ainsi créés dans le chapitre que Merav Yerushalmy consacre à l’Ummel-Fahem Gallery (Palestine/Israël) dont les activités consistent en la création d’un immense fonds d’archive documentant la région constitué essentiellement de photographies et de témoignages oraux permettant de retracer l’histoire locale. Empruntant à Hans Belting le concept d’« artworlds », Johanne Sloan, quant à elle, montre que par leurs singularités, les villes peuvent se substituer aux nations dans les récits de l’histoire de l’art, tandis que Æsa Sigurjónsdóttir souligne les possibilités offertes par une dissolution des centres artistiques telle que celle souhaitée par Fluxus.
Cette perspective implique généralement des explications et des rappels historiques qui prennent bien souvent la forme de récits et permettent au lecteur de saisir les ressorts de l’exclusion de ces perspectives hors des récits nationaux. Ceci donne lieu à une étonnante récurrence de considérations se rapportant au lexique qui rappellent combien est déterminante la façon dont on nomme les gens et les lieux. Par exemple, se livrant à l’analyse du discours tenu par les historiens et historiens de l’art, Ceren Özpinar expose les implications du choix lexical entre l’adjectif ottoman et l’adjectif turc, tandis qu’Inbal Ben-Asher Gitler revient sur l’usage des termes oriental et étranger et que Corina Iléa s’intéresse à l’apparition de nouveaux termes destinés à décrire des espaces géographiques et politiques, tels que Balkan, par exemple, dans le contexte postsoviétique. De même, Lindsay Blair va jusqu’à interroger le Scottish National Dictionary pour éclaircir la singularité des Highlands. Dès l’introduction de l’ouvrage, les enjeux lexicaux apparaissent également centraux à travers la redéfinition de termes tels que globalisation et cosmopolitisme, de sorte que la rigueur des concepts semble compenser l’assouplissement des frontières et la remise en cause des présupposés de la discipline. Le langage est également au cœur des réflexions de plusieurs auteurs comme Martin Beattie, qui s’appuie sur les travaux d’Homi K. Bhabha et de Walter Benjamin pour envisager en termes de traduction la réception critique du travail cubiste mené par Gaganendranath Tagore dans les années 1920.
La réflexion historiographique engagée ici vise aussi à développer des perspectives transnationales à travers l’étude des modalités d’une circulation qui peut être plus ou moins aisée en fonction des contextes historico-politiques, comme le rappelle Corina Iléa au sujet de la Roumanie. Il peut s’agir de celle des artistes et de leur travail, comme l’artiste égyptien Hassan Khan dont Tammer El-Sheikh analyse les relations avec la revue Art Forum, soulignant la part importante jouée par les institutions dans l’élaboration de récits. Mais il peut aussi s’agir de la circulation des historiens de l’art, comme l’envisage Steve Lyons, ou encore d’acteurs de la vie culturelle, ce dont Martha Langford développe un exemple dans un chapitre liant la prévalence du modèle américain dans l’institutionnalisation de la photographie canadienne à l’immigration massive, en 1965, d’activistes américains opposés à la guerre du Vietnam. Enfin, la construction de récits impliquant des perspectives globales peut aussi s’inscrire dans une démarche de création. C’est ce que montre Alice Ming Wai Jim en présentant Maraya (2014), un projet interdisciplinaire de recherche-création mettant en relation les villes de Dubaï et de Vancouver.
Brassant un large spectre d’approches théoriques, ce volume, fort bien illustré et doté d’un index qui contribuera à en faire un ouvrage de référence, amorce une réflexion sur l’histoire de l’art nécessaire pour l’inscrire toujours plus précisément au cœur du monde « global » et des pratiques contemporaines.
Historienne de l’art, Érika Wicky consacre ses recherches à l’histoire de la culture visuelle et à l’historiographie de l’art. Elle a fait paraître en 2015 Les paradoxes du détail : voir, savoir, représenter à l’ère de la photographie (Presses universitaires de Rennes). Elle effectue actuellement une résidence de recherche au Collegium de Lyon avec le soutien du Conseil Européen de la Recherche et du Réseau Européen des Instituts d’Études Avancées.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 111 – L’ESPACE DE LA COULEUR ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Martha Langford (dir.), Narratives Unfolding: National Art Histories in an Unfinished World — Erika Wicky ]