[Automne 2019]
Jepson Center, Telfair Museums, Savannah
Du 10 mai au 3 novembre 2019
Par Ariane Noël de Tilly
En 2011, la photographe américaine Ansley West Rivers a entrepris une descente en canot de vingt-cinq jours sur le fleuve Colorado, le long du Grand Canyon. Au fil de ce périple, elle lisait le récit de voyage de l’explorateur John Wesley Powell de 1869, Down the Colorado: Diary of the First Trip Through the Grand Canyon. Comparant l’expérience de Wesley Powell à la sienne, West Rivers s’est étonnée de la hauteur du niveau de l’eau qui était désormais nettement plus bas, constat confirmé par les traces figurant sur les parois rocheuses bordant le fleuve. En 2013, peu de temps après avoir complété ses études supérieures en photographie au California Institute of the Arts, Ansley West Rivers s’est donné la mission de photographier sept cours d’eau traversant le territoire américain, soit les fleuves et rivières Columbia, Tuolumne, Colorado, Rio Grande, Altamaha, Mississippi/Missouri 1 et Hudson. Ces cours d’eau ont été choisis en raison du rôle significatif qu’ils ont joué dans le développement du territoire américain et du commerce intérieur.
Désirant photographier chaque rivière ou fleuve de la source à l’embouchure, West Rivers a été amenée, dans le cours du projet Seven Rivers, à se rendre en Colombie-Britannique où se trouve la source du fleuve Columbia, dans les montagnes Rocheuses canadiennes. C’est d’ailleurs une vue de ce cours d’eau, prise dans les environs de Revelstoke, qui accueille les visiteurs de l’exposition Source to Sea: Ansley West Rivers présentée au Jepson Center de Savannah, en Géorgie. En plus de montrer une sélection très représentative de la série Seven Rivers, l’exposition compte aussi des cartes des cours d’eau sur lesquels l’artiste a voyagé, cartes créées à l’aide de processus photographiques anciens et qu’elle développe uniquement à l’aide de la lumière du soleil et d’eau. Le commissariat de cette petite exposition bien ficelée a été assuré par Rachel Reese et Erin Dunn, lesquelles ont aussi contribué au très beau catalogue l’accompagnant, publié par Aint-Bad. Cet ouvrage aurait toutefois pu inclure plus de textes de fond afin de contextualiser davantage le travail très riche de cette jeune photographe américaine.
Ansley West Rivers prend ses photographies à l’aide d’un appareil Toyo grand format et travaille avec des films couleur de format 4 × 5 pouces. Elle emploie aussi des outils de camouflage qu’elle place devant la lentille pour cacher certaines sections de la pellicule afin de ne pas superposer les clichés. Plusieurs photos sont prises sur le même film au cours de la même journée, mais parfois les expositions sont réparties sur plusieurs jours. Par conséquent, sa photographie n’est pas documentaire ; les paysages qu’elle nous présente n’existent pas, car ils relèvent d’un processus de création d’une seule image à partir de plusieurs expositions sur le même film. Toutes les images sont créées in camera et ne sont pas retravaillées une fois la pellicule développée.
La photographie Water Wheel Falls, Grand Canyon of the Tuolumne River, California (2014), certainement l’une des images les plus fascinantes de cette série, illustre bien le processus de création employé par l’artiste, de même que la complexité de ses compositions. Du premier plan à l’arrière-plan se succèdent un cours d’eau, une paroi rocheuse ocre sur laquelle poussent de petites fleurs rouges, quelques conifères, d’autres rochers d’une teinte bien différente de ceux du premier plan, et finalement, les chutes d’eau auxquelles le titre fait référence. Ces dernières occupent la partie supérieure de la photographie, à l’endroit où l’on aurait pu s’attendre à entrevoir un fragment de ciel. La création de cette image a dû nécessiter au moins quatre à cinq expositions de la pellicule. Le contraste entre les couleurs, les variations de textures, l’évocation du mouvement de l’eau, ainsi que la formation de nuages provoquée par le bouillonnement de l’eau au bas des chutes, contribuent à créer un paysage original, sans focus unique, invitant à suivre le mouvement de l’eau et à continuellement déplacer notre regard. Cette image emploie certains choix compositionnels privilégiés, dont l’usage de diagonales dramatiques, comme l’a fait Eadweard Muybridge dans ses photographies du parc Yosemite, en Californie. Il faut penser ici, entre autres, à Yosemite Creek, Summit of Falls at Low Water prise en 1872. Alors que l’image de Muybridge offre une impression de perspective, la composition de West Rivers, aussi dominée par des lignes diagonales, n’a pas de ligne d’horizon, ce qui fait en sorte qu’il est difficile de trouver des repères visuels. Ici, West Rivers semble aussi dire que même si la photographie a cette capacité de figer le temps, le sujet de cette série, soit les rivières et les fleuves, constitue une excellente métaphore pour illustrer le passage du temps.
Dans l’objectif de West Rivers, les fleuves et les rivières donnent lieu au mystère, à la poésie et à la magie. Chaque image créée possède une atmosphère unique et une apparence mythique qui incitent les visiteurs à prendre le temps de les regarder attentivement. À titre d’exemple, Columbia River Meets the Pacifique Ocean, Cape Disappointment, Washington (2015) est floue, en raison du temps d’exposition et de la technique employée par l’artiste, mais elle est aussi dominée par une couleur bleue somptueuse qui rend la scène des plus intrigantes. En soi, elle incite à s’imaginer le début ou la fin d’une histoire qui aurait pu se dérouler à l’embouchure du fleuve Columbia. Toutes les photographies de West River sont des invitations à repenser notre rapport à l’eau et la consommation et l’usage que nous faisons de cette ressource naturelle.
Le sujet est généralement traité de manière très subtile, mais dans certaines images les questions environnementales sont abordées de manière plus directe, comme c’est le cas avec celles qui montrent des centrales nucléaires sur le fleuve Altamaha prises en 2014 ou encore la photographie Powerlines, Columbia River, Washington (2015), présentant un pylône électrique campé en pleine rivière. Par l’entremise de paysages créés in camera, ce qu’Ansley West Rivers parvient à faire avant tout, c’est de développer une expérience et une atmosphère qui invitent le public à repenser et à ré-imaginer son rapport aux ressources naturelles, et ainsi, à s’engager sur la voie de la préservation de l’environnement, et surtout des fleuves et rivières.
Ariane Noël de Tilly est professeure au Département d’histoire de l’art du Savannah College of Art and Design. Elle est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de l’Université d’Amsterdam et a complété des études postdoctorales à la University of British Columbia. Ses recherches portent sur l’exposition, la diffusion et la préservation de l’art contemporain ainsi que sur l’histoire des expositions.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 113 – TRANS-IDENTITÉS ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Ansley West Rivers, Source to Sea — Ariane Noël de Tilly ]