[Hiver 2020]
Par Louise Déry
Au moment où l’exposition Déplacements de Dominique Blain est présentée à Paris1, Venise est l’objet d’une acqua alta d’une telle ampleur que nous éprouvons une fois de plus l’angoisse de voir disparaître cet incomparable trésor du patrimoine mondial. Il n’y a pas si longtemps, c’était Notre-Dame de Paris qui était sévèrement endommagée par les flammes, sous les yeux incrédules de milliers de témoins rassemblés sur les ponts, les quais et les rues avoisinantes ou devant les écrans du monde entier. La mobilisation des cœurs et des esprits est particulièrement aiguë lorsque de tels drames surviennent et la communauté internationale exprime, à raison, une forte solidarité pour engager des mesures réparatrices souvent « spectacularisées » à coup de donations exemplaires et d’appels à contribution. Or, en de nombreux endroits du monde, ce ne sont pas les cataclysmes naturels ou les causes accidentelles qui mettent le patrimoine en péril. Ce sont des actes de destruction volontaires d’une ampleur hallucinante qui participent d’un engrenage d’éradication programmée de peuples soumis à la guerre et à l’exil, tant dans la mise en péril de la vie elle-même que dans celle des symboles qui, comme l’art, en constitue en partie l’essence.
Cette entrée en matière, pour parler du travail de Dominique Blain dont l’un des axes principaux s’établit autour du rapport entre l’art et la guerre, montre bien que ce que nous appelons le patrimoine fonde notre imaginaire individuel et collectif. Parce qu’il désigne cet héritage partagé de biens et de droits que nous n’avons de cesse de considérer comme inaliénables et transmissibles, il impose impérativement que nous le protégions, que nous en contrôlions le vol et la perte, que nous lui accordions préséance comme l’assise même de notre pauvre humanité pourtant impuissante, dans de trop nombreux cas, à sauvegarder la vie elle-même. C’est tout cela qu’évoque l’exposition Déplacements au Centre culturel canadien à Paris, en particulier si l’on s’attache tout spécialement aux œuvres Monuments II et Dérives qui en incarnent les deux axes principaux autour du péril d’œuvres et de vies humaines soumises aux affres de la guerre.
Monuments II est la seconde version d’une imposante installation que Dominique Blain avait d’abord réalisée en 1998 pour une exposition rétrospective au Musée national des beaux-arts du Québec2. L’installation comprenait une réplique à échelle réelle de la caisse ayant servi au transport d’un tableau de Titien, L’Assomption (1516–1518), entre le musée de l’Académie de Venise et la campagne vénitienne où l’œuvre, comme tant d’autres, avait été cachée pendant la Première Guerre mondiale pour la soustraire au danger des bombardements. L’immense sculpture, faite de planches et solidement encordée, était entourée d’un ensemble de photographies illustrant les gestes protecteurs des Vénitiens à l’égard de leurs trésors artistiques.
Au Centre culturel canadien à Paris, Monuments II (2019) s’attache à nouveau au sujet, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale dans la France en voie d’être occupée. Elle donne à voir plusieurs images d’archives transposées en négatif et reproduites à grande échelle illustrant le retrait, puis le déplacement de plusieurs chefs-d’œuvre du musée du Louvre en divers lieux de la France pour assurer leur protection devant la convoitise de l’occupant allemand et les risques inhérents à la guerre. Mentionnons notamment la Vénus de Milo, la Victoire de Samothrace, Le Radeau de la Méduse (Théodore Géricault, 1819) ou encore la Joconde (Léonard de Vinci, vers 1503–1519). Dominique Blain décide de reprendre L’Assomption de Titien comme pivot central de la nouvelle installation et une réplique de la caisse est à nouveau produite, jouxtée d’un grand tableau photographique en négatif illustrant son transport hors de Venise.
Le procédé d’installation et l’utilisation de la photographie sont très souvent combinés dans le travail de Dominique Blain. Ici, la mise en place de Monuments II dans l’espace provoque chez le spectateur un impact puissant en raison de l’échelle de la caisse, de l’odeur du bois et de la tension ressentie à la vue des câbles qui l’enserrent. L’Assomption, symboliquement retranchée dans l’obscurité, semble non pas confinée mais bien montrée, donnée à voir par l’extrême matérialité de son écrin de bois. Les images photographiques se font aussi tout autant dévoilement que dissimulation. Elles révèlent bien leur célèbre référent artistique, tout autant qu’elles illustrent les gestes empressés d’hommes et de femmes qui ont contribué à le sauver du pillage et de la destruction. Pourtant, ainsi traitées en négatif, elles semblent déréalisées, retenues, absorbées dans l’ombre du temps.
Les photographies de Monuments II s’affirment comme un miroir de représentation en raison de leur statut d’empreinte du réel. Leur figurabilité est exacerbée, étonnamment surlignée par leur caractère fantomal. Elles produisent les clés de lecture de l’immense caisse qui s’impose paradoxalement en produisant du silence – celui d’une œuvre recluse et muette – tout en clamant la survivance d’un héritage artistique irremplaçable. Le récit s’établit d’après un ensemble de photographies retrouvées dans les archives, lesquelles, comme on le sait, participent depuis l’invention de la photographie à la construction de la mémoire. Elles relatent les gestes et les moyens destinés à protéger les chefs-d’œuvre de la destruction, dans une relation dialogique tendue non seulement avec l’objet sculpté qui impose sa matérialité, mais également avec l’espace d’exposition en tant que « dépôt » d’œuvres. La narration est soumise à plusieurs mises en abîme : celle de la peinture représentée, mais matériellement absente ; celle de la photographie qui tient le rôle de la peinture et en mime les apparences et la présentation ; celle de la sculpture, qui sert de sarcophage à la peinture ; celle de l’espace d’exposition qui, comme la caisse sculptée, est un contenant, voire un reliquaire.
Alors que Monuments II a été élaborée à partir de sources iconographiques provenant de livres et d’archives diverses, l’installation vidéographique Dérives a été réalisée à partir d’un grand ensemble d’images de presse récoltées dans de nombreuses sources journalistiques récentes. Cinq écrans exposent ce qui semble au premier regard des vues photographiques de la mer, subtilement animées d’un léger souffle qui les soulève. Dans leur soulèvement, elles laissent pourtant entrevoir ici et là des embarcations de fortune surchargées de réfugiés anonymes et désespérés. Ils sont abandonnés à leur sort, perdus sur la mer, éperdus du désir de survivre. Ainsi filmées furtivement et exposant autant leur calme beauté que le drame humain qui se joue alors que tant de déplacés errent (sans oublier tous ceux qui côtoient la mort sur les routes et les frontières de tant de pays), les images de Dérives font apparaître pour aussitôt les faire disparaître des milliers d’inconnus laissés à eux-mêmes, dont seuls quelques-uns survivront. Par sa frêle respiration qui soulève les images et permet d’entrevoir l’intolérable, cette œuvre, en relation avec toutes celles exposées dans Déplacements, cristallise l’ambivalence de notre rapport au monde. Il y est question de la conscience de la perte autant que de ce que nous ne voulons pas voir.
2 Voir Louise Déry, Dominique Blain. Médiation, Québec, Musée du Québec, 1997, 97 p. Aussi : Louise Déry, Dominique Blain. Monuments. Considé rations sur l’art et la guerre autour d’une oeuvre de Dominique Blain, Montréal, Galerie de l’UQAM, 2004, 228 p. (autres textes de Georges Leroux, Anne-Marie Ninacs et John R. Porter) ; Bernard Lamarche, Installations, à grande échelle, Québec, Musée national des beaux-arts du Québec, 2016, 246 p., et finalement, on pourra consulter le catalogue Déplacements, Paris, Skira et Centre culturel canadien, 2019, 128 p. (textes de Catherine Bédard, Dominique Blain, Ami Barak, Louise Déry, Gérard Wajcman et France Trinque).
Louise Déry (doctorat en histoire de l’art) est directrice de la Galerie de l’UQAM, commissaire et auteure. On lui doit une centaine d’expositions d’artistes canadiens et internationaux présentées tant au Québec, au Canada, que dans plusieurs autres pays. Elle a notamment été commissaire du Canada à la Biennale de Venise avec une exposition de David Altmejd en 2007. Lauréate de plusieurs distinctions dont le prix d’ex cellence de la Fondation Hnatyshyn et le Prix du gouverneur général du Canada, elle a été faite Chevalier des arts et des lettres de France en 2016.
Dominique Blain vit et travaille à Montréal. Elle a exposé dans plusieurs musées et galeries en Amérique du Nord, en Europe ainsi qu’en Australie (Biennale de Sydney en 1992). Trois expositions rétrospectives majeures lui ont précédemment été consacrées : au Musée d’art contemporain de Montréal en 2004, au Musée national des beaux-arts de Québec en 1998, et, en 1997–1998, le Centre d’art contemporain Arnolfini de Bristol a organisé une exposition de son travail dans cinq institutions du Royaume-Uni. Dominique Blain a également réalisé plusieurs œuvres publiques au Québec. Elle a reçu le prix Paul-Émile-Borduas, en 2014, et le prix Les Elles de l’Art (Pratt & Whitney en association avec le Conseil des arts de Montréal) en 2009. www.dominiqueblain.com