[Hiver 2020]
Par Érika Nimis
Dakar, capitale cosmopolite, carrefour atlantique ouvert à tous les vents de la création, a grandi sous le regard de ses photographes. À partir des années 1990 qui voient l’essor d’une photographie professionnelle indépendante, la mise sur pied d’un Mois de la Photo contribue à légitimer une scène de plus en plus engagée, tournée vers la création1 et ouverte à l’international. Cet essai2 sur la scène photographique dakaroise se construit autour de moments-clés qui ont marqué son histoire depuis le 19e siècle.
Les précurseurs. Comme dans d’autres pays côtiers de l’Ouest africain, la photographie commerciale se développe au Sénégal dès la fin du 19e siècle3, en contexte colonial, et est adoptée localement à partir des années 1910–1920. Reconnu comme le précurseur de la photographie sénégalaise, Meïssa Gaye (1892–1993), après avoir sillonné le pays en tant qu’agent de l’administration coloniale, ouvre son propre studio en 1945 à Saint-Louis, capitale du Sénégal jusqu’en 1957.
Considérée comme le berceau de la photographie sénégalaise, Saint-Louis (Ndar, en langue nationale wolof) renferme jusqu’à ce jour les plus riches collections photographiques sénégalaises, privées et institutionnelles, de la première moitié du 20e siècle ; elles sont accessibles en partie au Centre de Recherches et de Documentation du Sénégal (CRDS) et au Musée de la Photographie (MuPho), créé tout récemment par le collectionneur, homme d’affaires et mécène Amadou Diaw. L’une des plus riches collections au pays reste celle d’Adama Sylla, photographe lui-même et ancien conservateur au Musée du CRDS4.
Revenons à Dakar, la capitale actuelle, où la Médina – le quartier africain de Dakar durant la période coloniale, devenu aujourd’hui la « cité muse » des artistes (pour reprendre le titre d’une exposition de 2016) –, accueille les premiers photographes sénégalais et africains de la ville. En 1943, Mama Casset5 (1908–1992) y ouvre son studio, African Photo, à l’angle de la 35e Rue et de l’avenue Blaise Diagne. Enfant, Ibrahima Thiam (1976) fouillait dans la collection de photographies de sa grand-mère teinturière à Saint-Louis, admirant les clichés réalisés par Meïssa Gaye, Mama Casset et tant d’autres… Devenu à son tour photographe et collectionneur, il développe depuis quelques années une série, Portrait Vintage, qui, à partir d’un dispositif tout simple et fort efficace, lui permet, selon ses mots, de « restituer la mémoire collective, repenser la photographie ancienne et contemporaine et d’en faire un lieu de dialogue6 ».
Dans le même esprit, Malick Welli (1990), dans sa série Duet issue d’une résidence artistique à Saint-Louis, revisite l’histoire de la photographie de portrait au Sénégal. Cette série est présentée fin 2017 à l’exposition inaugurale du MuPho, Songes d’hier, Rêveries du présent, aux côtés de portraits inédits de Saint-Louisiennes des années 1930–1950, ainsi que des œuvres de huit autres photographes contemporains, parmi lesquels Laeila Adjovi, Malika Diagana et Omar Victor Diop (dont les célèbres autoportraits inspirés de la peinture d’histoire ont été présentés récemment au Musée des beaux-arts de Montréal7). Le « duet » présenté ici réunit deux amis d’enfance, notables de la ville, qui posent assis devant un mur couvert de portraits des grands marabouts du Sénégal, mais aussi, en cherchant bien, de quelques figures notoires de l’histoire coloniale, en somme un condensé de l’histoire politique et religieuse du Sénégal.
Années 1990 : une brèche s’ouvre. À l’indépendance du pays, Léopold Sédar Senghor, président du Sénégal de 1960 à 1980 et grand amateur d’arts, met en place une politique culturelle ambitieuse avec la création d’écoles d’art, de musées, de centres culturels. En 1966 est organisé le Festival mondial des arts nègres qui engendre le mouvement artistique dit de « l’École de Dakar » fidèle à la pensée senghorienne8. Cette École produit une génération d’artistes bientôt à l’étroit dans la conception de l’art prônée par Senghor. Dans la foulée de mai 19689, des artistes se regroupent autour d’un courant artistique contestataire porté par Issa Samba, dit Joe Ouakam (1945–2017), le laboratoire Agit’Art (fondé en 1974) et le Village des arts (dans sa première version, démantelée en 1983)10.
À cette époque, la photographie est encore perçue le plus souvent comme « l’humble servante des arts », pour reprendre les célèbres mots de Baudelaire, même si la jeune génération d’alors sent le vent tourner. À la fin des années 1980, une dizaine de photographes fréquentent un club photo au Centre culturel français. De là ils commencent à s’organiser, à s’entraider et à devenir visibles sur la scène artistique dakaroise. En 1990 a lieu le premier Mois de la Photo de Dakar, porté par la volonté de ce collectif de photographes, avec le soutien du Centre culturel français, de la presse culturelle locale, de cinéastes, d’artistes plasticiens et de Revue Noire (maison d’édition à Paris). Ce Mois de la Photo propose une dizaine d’expositions, des débats, des projections de films sur la photographie et un concours Jeunes talents, tout cela à un moment où « le développement des médias libres et l’essoufflement des agences nationales de photographie [permettent] l’essor de photographes professionnels indépendants11 ». Et Boubacar Touré Mandémory, l’un des instigateurs de ce Mois, de conclure : « Nous avons pu nous imposer jusqu’à faire accepter l’appartenance de la photographie aux arts plastiques au Sénégal. Une brèche venait d’être ouverte en prélude aux Rencontres de Bamako12. »
Boubacar Touré Mandémory et Bouna Médoune Sèye sont deux figures incontournables de cette génération qui a ouvert une brèche. Photoreporter chevronné, Touré Mandémory (1956) participe à plusieurs projets pionniers, comme, dans les années 2000, la création de l’Agence panafricaine de presse (Panapress). Le style de Mandémory se reconnaît à ses angles de prise de vue inhabituels, souvent au ras du sol et à ses couleurs saturées. Il est aussi adepte des objectifs grand-angle et œil-de-poisson. Installé à Guédiawaye, en banlieue, il forme, à l’instar d’autres collègues de la première heure, les jeunes générations en les associant à des projets collectifs comme Regards sur la ville de Rufisque (2014–2015). Depuis plus de vingt ans, il photographie cette ville de la banlieue, menacée par l’avancée de la mer.
Bouna Médoune Sèye (1956–2017), membre du laboratoire Agit’Art, a d’abord côtoyé la photographie (formé en France), avant de passer du côté de l’image mobile, puis d’explorer d’autres pratiques comme la peinture et la poésie. Libre selon la philosophie des « laborantins », il porte une attention particulière aux exclus de la société et se fait connaître à travers une série sur les « fous et les laissés-pour-compte qui habitent les trottoirs de Dakar13 ». À la fin de l’été 1993, il est en résidence artistique à La Chambre Blanche, à Québec.
Dans la foulée du Mois de la Photo de Dakar (qui connaîtra plusieurs éditions jusqu’en 2000) sont lancées, fin 1994, les Rencontres de Bamako, première biennale du continent africain dédiée entièrement à la photographie. On y retrouve exposés quelques photographes du Mois de la Photo de Dakar, notamment Boubacar Touré Mandémory, Bouna Médoune Sèye, Djibril Sy et Moussa M’Baye.
Elise Fitte-Duval (1967), Martiniquaise basée à Dakar depuis 2001, fait aussi partie de la programmation de la première édition des Rencontres de Bamako, dans le Off proposé par Revue Noire14. Elle est depuis devenue une habituée des Rencontres, puisqu’elle gagne le Prix Casa Africa en 2011 et participe de nouveau au Off en 2019. Photographe documentaire, elle travaille sur les résistances sociales face aux défis de l’environnement et aux enjeux politiques. Sa dernière série, White Elephants, présentée récemment en Espagne, montre les conséquences de la mise en œuvre du Plan Sénégal Émergent (PSE) sur la population de Bargny, dans la banlieue de Dakar, qui vit essentiellement de l’agriculture et de la pêche et se retrouve en grande précarité face au développement urbain.
Une photographie sociale et engagée. Dakar est désormais « sur la map » si bien qu’Okwui Enwezor, le célèbre critique d’art et commissaire d’exposition (disparu récemment) n’oublie pas d’y faire un tour, lorsqu’il prépare l’exposition Snap Judgments: New Positions in Contemporary African Photography15. C’est ainsi que le travail du photoreporter Mamadou Gomis (1976) se retrouve exposé à l’International Center of Photography de New York en 2006. Une sélection de pages de sa rubrique Arrêt sur image parue à l’époque dans un quotidien dakarois y est présentée sous vitrine. Cinq ans plus tard, Gomis lance avec Koyo Kouoh, alors directrice du centre Raw Material Company à Dakar, un magnifique projet d’exposition collective et de publication (avec le soutien de l’ambassade d’Allemagne) sur le « printemps sénégalais » : des milliers de Sénégalais dans les rues sont en train de réclamer le départ du président sénégalais Abdoulaye Wade qui voulait changer la constitution pour briguer un troisième mandat (2011–2012). Au final, dix-neuf photographes s’engageront spontanément dans ce projet réalisé dans l’effervescence et l’urgence du moment, historique pour la démocratie sénégalaise16. Tout comme ses collègues de la première heure qui ont le désir de transmettre leur expérience du métier aux jeunes générations, Gomis fonde à Dakar début 2018 la Fédération africaine sur l’art photographique (FAAP) pour « unir les photographes d’ici et d’ailleurs ».
Autre pilier pour la jeune génération qu’elle accueille dans son espace, le Waru Studio17, Fatou Kandé Senghor (1971) a étudié en France, avant de revenir au Sénégal où elle a bataillé pour se faire une place, en tant que réalisatrice et productrice, dans le monde très masculin de la photographie et du cinéma. En 2006, son travail est présenté dans Snap Judgments. Celle qui se considère comme une « photoreporter du social18 » mène actuellement une réflexion sur la difficulté de transmettre les valeurs culturelles aux jeunes générations à l’ère du tout numérique. Elle prépare aussi une série télé sur le hip-hop au Sénégal19. Au détour de la nuit, il lui arrive de photographier la ville qui dort… et les empilements de mobilier destiné au commerce, aux abords du marché couvert de Sandaga20, fermé pour rénovation et peut-être bientôt détruit. Et les commerçants de se retrouver sur les trottoirs de la ville.
Les trottoirs de Dakar. Photographier la rue, les passants, les marchands, les embouteillages, en bref, le quotidien de la ville est un incontournable pour les photographes dakarois. Chacun adopte une approche en fonction du lieu, du moment, du sujet… qui révèle une connaissance intime de la ville, un attachement aussi. Babacar Traoré dit Doli (1984), du laboratoire Agit’Art, puise son inspiration dans la vie de son quartier, la Médina. Dans une série de photographies prises depuis son balcon, puis retravaillées à l’aide d’outils graphiques, il contourne l’usage documentaire de la photographie pour interroger, avec d’autres codes, le « projet urbain commun » dans la Médina. Dans cette série intitulée L’homme dans son environnement, les sujets sont circonscrits par des réseaux de couleurs ou des points qui retracent leurs déplacements, leurs énergies et l’aura colorée les entourant. Doli dit utiliser ce brouillage du sujet pour respecter son image et les codes qui régissent sa société21.
Issu de la jeune génération des photographes touche-à-tout, Baba Diedhiou (1991) a troqué ses chaussures de soccer, suite à un accident, pour un appareil photo et poursuit depuis lors un travail qui documente une société sénégalaise aux prises avec des problèmes sociaux amplifiés par la mondialisation. Depuis 2018, il forme, avec le plasticien Khéraba Traoré, un duo artistique du nom de Khérababa qui marie la photographie au dessin. Ils ont mis au point une technique, le « typic graphic », qui leur permet d’intervenir sur une photographie avec des matériaux aussi divers que le pastel, le fusain, les crayons de couleur ou des coupures de presse. Parcours du combattant aborde le thème douloureux des talibés qui arpentent les rues de Dakar, contraints de mendier.
Cette balade dans les rues de Dakar se termine avec Mabeye Deme (1979), le seul photographe évoqué dans cet essai qui n’est pas basé à Dakar. Cela dit, il y séjourne plusieurs fois par an et puise son inspiration dans la ville. Lui aussi a trouvé un procédé hautement poétique pour capter la vie des quartiers, à l’abri des regards. Dans Wallbeuti. L’envers du décor, il exploite le potentiel visuel des bâches qu’on dresse au beau milieu des rues pour les cérémonies religieuses et familiales. La toile des bâches à la texture travaillée par l’usure, les pliures, atténue les couleurs, adoucit le réalisme des scènes de rue prises sur le vif, jusqu’à les rendre atemporelles, presque hiératiques.
Depuis l’ouverture d’une brèche dans les années 1990, les photographes dakarois ont su tracer leur voie en toute indépendance, comme en atteste leur rayonnement international. Et c’est bien ce qui fait leur force.
2 L’idée de cet essai découle en partie de ma courte et stimulante expérience dakaroise lors de deux résidences artistiques (soutenues par le CALQ) en 2018 (à RAW Material Company) et en 2019 (au Village des Arts).
3 Patricia Hickling, « Bonnevide : Photographie des Colonies: Early Studio Photography in Senegal », Visual Anthropology, vol. 27, no 4 (2014), p. 339–361.
4 Adama Sylla, « Collectionner, documenter ». Entretien réalisé par Bärbel Küster, Saint-Louis, le 22 juin 2014. En ligne: http://dakar-bamako-photo. eu/fr/adama-sylla.html. Le site en ligne du projet « Photographie et Oralité. Dialogues à Bamako, Dakar et ailleurs » (http://dakar-bamako-photo.eu/fr) permet de connaître de plus près l’œuvre de la plupart des photographes évoqués dans cet essai. Toujours sur le même site, on lira avec intérêt l’essai de Babacar Mbaye Diop, « Pratiques photographiques contemporaines au Sénégal ». En ligne: http://dakar-bamako-photo.eu/ fr/babacar-mbaye-diop.html.
5 Mama Casset et les précurseurs de la photographie au Sénégal, Paris, éditions Revue Noire, collection « Soleil », 1994.
6 Échange de courriels avec l’auteur. Voir également : Aïcha Diallo, en conversation avec Ibrahima Thiam, « Une façon de remettre cette mémoire collective en marche », C&, mai 2014. En ligne : https://www.contemporaryand.com/fr/magazines/one-way-to-reignite-this-collective-memory.
7 Lors de l’exposition D’Afrique aux Amériques : Picasso en faceàface, d’hier à aujourd’hui, au Musée des beaux-arts de Montréal, du 12 mai au 16 septembre 2018.
8 Marie-Hélène L’Heureux, « La négritude et l’esthétique de Léopold Sédar Senghor dans les œuvres de l’École de Dakar », maîtrise en études des arts, UQAM, 2009 (mémoire en libre accès sur Internet).
9 Omar Gueye, « Mai 1968 au Sénégal », Socio, vol. 10 (2018). En ligne : http://journals.openedition.org/socio/3144.
10 Elizabeth Harney, In Senghor’s Shadow. Art Politics, and the Avantgarde in Senegal, 19601995, Durham-Londres, Duke University Press, 2004.
11 N’Goné Fall, « Boubacar Touré Madémory », Contact Zone, catalogue d’exposition, Bamako, Musée National du Mali, 2007, p. 104.
12 « Boubacar Touré Mandémor y : Militant Photographer and Urban Senegalese Colorist », The Leica Camera Blog, 22 janvier 2015. En ligne : https://w w w.leica-camera.blog/2015/01/22/boubacar-toure-mandemory-militant-photographer-and-urban-senegalese-colorist.
13 Bouna Médoune Sèye, Trottoirs de Dakar, Paris, éditions Revue Noire, collection « Soleil », 1994, couverture arrière.
14 Érika Nimis, « Rencontres de Bamako – Retour sur la première édition – 1994 », Fotota (blogue), 15 janvier 2019. En ligne : https://fotota. hypotheses.org/6797.
15 Okwui Enwezor (dir.), Snap Judgments: New Positions in Contemporary African Photography, Steidl, 2006. En tournée dans différentes villes nord-américaines, dont Ottawa fin 2007–début 2008, au Musée des beaux-arts du Canada, sous le titre de Audelà des clichés. Nouveaux points de vue en photographie afri caine contemporaine.
16 Koyo Kouoh (dir.), Chronique d’une révolte. Photographies d’une saison de protestation, Dakar, Raw Material Company, Berlin, Haus der Kulturen der Welt, 2012.
17 Fondé en 2001, le Waru Studio accueille des projections, des événements, des rencontres toujours très animées, comme celle de la FAAP à laquelle j’ai eu la chance de participer en avril 2019.
18 Virginie Ehonian, « Fatou Kandé Senghor. En quête d’identité » / « Fatou Kandé Senghor. A Search for identity », IAM Intense Art Magazine, no 2 (2016), p. 28–29.
19 Fatou Kandé Senghor, « Wala Bok : Une histoire orale du hip hop au Sénégal / An Oral History of Hip Hop in Senegal, Dakar, Amalion Publishing, 2015.
20 « Sénégal : des commerçants opposés au projet du marché Sandaga », Rfi, 23 septembre 2019. En ligne : http://www.rfi.fr/afrique/20190923-senegal-projet-marche-sandaga.
21 Portfolio envoyé par l’artiste à l’auteur. Voir aussi Robin Riskin, « Imagined Realities for the Digital City », entretien avec Babacar Traoré Doli, framework5, 26 septembre 2012. En ligne : https://framework5. wordpress.com/2012/09/26/imagined-realities-for-the-digital-city/.
Érika Nimis est photographe, historienne de l’Afrique, professeure associée au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la pho tographie en Afrique de l’Ouest (dont un tiré de sa thèse de doctorat : Photographes d’Afrique de l’Ouest. L’expérience yoruba, Paris, Karthala, 2005). Elle collabore activement à plusieurs revues et a fondé, avec Marian Nur Goni, un blog dédié à la photographie en Afrique : fotota.hypotheses.org/.