Michel Depatie, Ashu-Takusseu : la traversée photographique — Alexia Pinto Ferretti

[Hiver 2020]

Centre d’exposition de Val-David
Du 22 juin au 8 septembre 2019

Par Alexia Pinto Ferretti

L’imaginaire collectif entourant les Autochtones a longtemps été influencé par la subjectivité des artistes nord-américains, peu familiers avec la réalité plurielle de ces communautés qu’ils estimaient destinées à disparaître devant la modernité. Le photographe Michel Depatie remet en question ces diverses représentations fictionnelles de l’Autochtone sous le regard colonial grâce au médium de l’égoportrait dans le projet Ashu­Takusseu : la traversée photographique, présentée au Centre d’exposition de Val-David l’été dernier. Le titre de l’exposition est un hommage à l’histoire des communautés autochtones, qui se déploie sur plus de sept millénaires en Amérique.

En 2014, Michel Depatie lance un appel aux Autochtones du Québec, les invitant à lui envoyer des égoportraits. Depuis 4 ans, il les présente régulièrement dans une triple mise en exposition : sur le Web, en galerie, mais aussi dans des lieux publics1. Chaque égoportrait bien identifié (nom, nation d’origine et année de réalisation) fait ainsi contraste avec les images des Autochtones dans les archives institutionnelles, où ils sont soit anonymes, soit généralement désignés par des termes génériques. Lorsque l’on regarde les portraits, on remarque qu’ils sont constitués de milliers d’images miniatures. En effet, grâce à un logiciel, Depatie les recompose à partir de captures d’écrans des courts-métrages du Wapikoni Mobile, un organisme valorisant l’autoreprésentation filmique des jeunes Autochtones. Cette esthétique de la mosaïque où se juxtaposent les autoportraits, l’image de soi et les captures d’écran, représentant un soi collectif, souligne la manière dont le sentiment individuel d’appartenance autochtone s’inscrit dans une relation d’interdépendance avec celui de la communauté.

Face à ce vaste déploiement d’images, une des forces de l’exposition à Val-David est qu’elle témoigne plutôt du dialogue long et sincère que l’artiste entretient depuis 30 ans avec les Innus du Nitassinan2 et en particulier avec la famille Pinette Saint-Onge de la communauté d’Uashat Mak Mani-Utenam. Le dernier volet du projet prend forme cette fois dans le médium de la photogravure. Des autoportraits des Innus s’opposent visuellement aux portraits du photographe étasunien Edward S. Curtis (1868–1952). Ayant réalisé plus de 40 000 photographies d’Autochtones de l’Amérique du Nord, Curtis a contribué de manière significative à la construction d’images fictionnelles des Autochtones à travers des mises en scène photographiques.

D’ailleurs, depuis une trentaine d’années, les créateurs autochtones répondent avec brio à Curtis ; mentionnons, à ce titre, le travail de l’artiste crie Meryl McMaster ou de la dramaturge métisse Marie Clements3. Pour faire un contrepoids visuel et matériel aux images passéistes du photographe américain, Depatie crée dix-huit tandems : des portraits de Curtis sont jumelés à des égoportraits des différents membres de la famille Pinette Saint-Onge.

Par exemple, un portrait de Geronimo (1829–1909), un important leader et guerrier apache, est mis en parallèle avec l’image de Junior Saint-Onge, qui regarde avec humour son lointain ancêtre, un sourire en coin. Ces différents tandems temporels mettent l’accent sur la résilience des communautés autochtones, l’autoportrait devenant un témoignage probant de leur agentivité. Ces tandems sont aussi une occasion pour Depatie de traverser l’histoire de la photographie : l’ultra-contemporain pictural, représenté ici par l’égoportrait, côtoie la technique ancestrale de la photogravure. Curtis étant un pictorialiste, Depatie a trouvé judicieux de lui répondre par des images ayant une matérialité et un potentiel indexical. Les autoportraits, des clichés de l’instantanéité propres à l’époque post-photographique et destinés à disparaître dans le flux numérique, se transforment, par la technique de la photogravure, en des objets pérennes ayant le même statut d’œuvre d’art que les portraits de Curtis.

L’appropriation de l’histoire et de l’image des Autochtones est un sujet actuellement sensible au Québec. Michel Depatie se déclare conscient de cet important enjeu et promeut la collaboration effective et la mise en place d’une relation de respect avec les Autochtones. Ainsi, sur le plan éthique, le processus de collecte des autoportraits était accompagné d’une autorisation que les participants devaient remplir préalablement. À l’interrogation délicate, mais légitime, à savoir si un allochtone peut répondre aujourd’hui à Curtis, Depatie explique qu’en tant qu’allié des causes autochtones et artiste, il était nécessaire pour lui de contribuer à la remise en question critique du travail d’un photographe qui marque encore négativement l’imaginaire nord-américain. À Val-David, un dernier tandem fait un clin d’œil à cette position : un autoportrait de Curtis est jumelé à celui de Depatie, nous invitant ainsi à réfléchir aux paradoxes actuels existant entre la subjectivité de l’artiste et son rôle social.

1 À Val-David, une sélection d’égoportraits est présentée au kiosque municipal Mariette- Dubreuil.
2 Le Nitassinan (notre terre en innu-aimum) est un terme utilisé pour nommer le territoire ancestral des Innus.
3 On fait ici référence à la série Ancestral (2008) de Meryl McMaster et à l’Edward Curtis Project: A Modern Picture Story (2010) de Marie Clements, en collaboration avec Rita Leistner.


Alexia Pinto Ferretti est candidate au doctorat interuniversitaire en histoire de l’art à l’Université de Montréal. Ses recherches doctorales portent sur la pratique de l’égoportrait dans l’art contemporain autochtone au Canada. Elle publie régulièrement des articles sur des artistes des communautés culturelles ou autochtones dans les revues RACAR, Espace art actuel et Muséologies.


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