[Éte 2021]
Ron Jude, 12 Hz
par Louis Perreault
Londres, Mack Books, 2020, 128 p.
Avant même d’en soulever la couverture, 12 Hz semble vibrer sur la table. En plongeant dans les glaces, le roc et les puissants courants marins qui jalonnent les pages de ce livre du photographe américain Ron Jude, le lecteur est convié à une expérience sensorielle débordant du cadre des photographies.
Ron Jude nous avait habitués à des propositions où la mise en séquence des images participait activement à la création du sens de l’œuvre. Dans ses livres précédents, la narrativité du médium photographique y était exploitée, retournée sur elle-même, embrasée par l’ambiguïté des significations et soulevée par le glissement soudain du sens, alors qu’une image venait parfois faire basculer la lecture. Dans l’univers du livre photographique, Ron Jude s’est imposé comme un créateur incontournable, trouvant constamment de nouveaux moyens d’en complexifier l’usage.
12 Hz marque toutefois un virage dans sa pratique. Le paysage qui, jusqu’ici, agissait comme la scène sur laquelle se déployaient ses propositions devient le sujet principal du projet. De plus, ce n’est pas ici la suite narrative des photographies qui confère au livre sa valeur. Un autre phénomène opère, soit une stratégie fonctionnant par accumulation plutôt que par juxtaposition.
On peut imaginer la conception du travail de 12 Hz comme une composition musicale, chaque image agissant comme une piste sonore additionnée aux autres, vibrant à des fréquences différentes. Comme le compositeur devant la console de mixage, Ron Jude ajuste les niveaux de chaque piste, dosant l’abstraction, les textures, la reproduction de l’espace et des lieux. Dans un médium qui tend à favoriser les rapports de sens fondés sur la séquence, il se tourne vers une construction en strates, dans laquelle le lecteur ressent, à mesure qu’il tourne les pages, l’accumulation des vibrations comme il entendrait une augmentation du volume dans une pièce musicale.
La référence à l’univers sonore se retrouve également dans le titre du livre : 12 hertz (Hz) est la plus basse fréquence que puisse percevoir l’ouïe. C’est donc dire que l’artiste explore les frontières du perceptible et de ce qu’il est possible de comprendre grâce aux sens. Il en va des ondes sonores comme des forces qui façonnent les paysages. Celles-ci se manifestent dans les souterrains, modulées par des phénomènes dont le déploiement dépasse largement l’histoire humaine. Ces mouvements, imperceptibles et impossibles à photographier directement, Jude les explore en relevant leurs impacts sur la nature : des champs de lave aux glaciers, des vagues frappant les littoraux et falaises aux cheminées volcaniques enfumées, en passant par les grottes de calcaire ou celles sculptées de stalactites, c’est paradoxalement une force en mouvement que l’on saisit dans l’immobilité du roc qui compose une grande partie des photographies.
Dès l’ouverture du livre, le lecteur est envahi par les tonalités très sombres sur lesquelles repose une grande partie de l’œuvre. Il faut souligner la qualité de l’impression qui réussit à traduire une gamme surprenante de valeurs situées aux extrêmes obscurs de l’histogramme. Le design sobre du livre laisse toute la place à la photographie, si ce n’est que pour un court texte poétique de l’auteur Paul Kingsnorth. Ce dernier est connu pour la création, en 2009, du Dark Mountain Project, un mouvement valorisant le rôle de la création dans le renouvellement du discours environnemental. Uncivilisation, le manifeste du groupe, appelait, entre autres choses, à une écriture « incivilisée » dont « la perspective considèrerait l’humain comme la parcelle d’une toile complexe et non comme le personnage tenu sur un palanquin, avançant au-devant d’une longue procession d’êtres vivants au service de notre puissance glorieuse ». L’écriture photographique de Jude répond à cet appel en mettant en relief les forces parmi lesquelles nous nous retrouvons et en proposant une œuvre qui les reconnecte à notre expérience plutôt que de les présenter comme des objets d’étude dissociables et indépendants.
La séquence des pages arrive, à la fin du livre, à un ultime mouvement, alors que le texte de Kingsnorth est suivi d’une feuille beige qui rejoint la page de garde reliée à la couverture. À l’intérieur de ce feuillet coloré, une séquence d’images imprimées sur un papier beaucoup plus fin se découvre. Soudainement, on se retrouve au milieu d’un feuillage dense, de racines, de branches et de troncs, bref, au cœur d’une vie organique ramenant l’expérience à une échelle temporelle reconnaissable. Par la construction matérielle de l’ouvrage, ce dernier cahier nous lance, en fin de parcours, dans un nouveau cycle du vivant. La nature qui y est présentée est tout autre que ce qui a été vu précédemment et pourtant, elle répond à l’écho des vibrations ressenties jusqu’ici par une musicalité nouvelle et exaltante. C’est tout comme si les fréquences devenaient soudainement audibles et qu’elles nous ramenaient, en guise de conclusion, au fil de l’histoire.
1 Paul Kingsnorth et Dougald Hine, Uncivilisation: The Dark Mountain Manifesto, The Dark Mountain Project, 2014, page 21. Traduction de l’auteur.
Louis Perreault est photographe, enseignant au Cégep André-Laurendeau et codirecteur des Éditions du Renard.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 117 – DÉCALÉ ]



