[Automne 2022]
Jeunes hommes à risque
Par Moyra Davey
Tout ce que l’on ressent, mieux vaut pouvoir le ressentir à voix haute.
– Kathleen Collins, lors d’un atelier d’étudiants à la Howard University, 1984
Et Kathleen Collins de poursuivre, lors du même atelier : « Un bon travail repose sur le détachement ». Il n’est pas évident de concilier cette dernière vérité avec le fait de « ressentir à voix haute », mais à mon avis, Justine Kurland n’est pas loin d’y parvenir, évoluant constamment entre autorévélation provocatrice et maîtrise impeccable du métier. Chacune de ses nouvelles productions, en particulier sa prolifération de livres et de fanzines, fait monter les enchères et, qu’elle en soit consciente ou pas, elle fait partie de ce cercle restreint de celles et ceux qui font de l’art et « écrivent comme s’ils étaient déjà morts1 ».
L’une des choses étonnantes dans la monographie Highway Kind de Justine est que sa créatrice « fait tout », analysant multitudes de canons et conjuguant dans un même ouvrage des genres qui seraient normalement le terrain de jeu de nombreux auteurs : trains de marchandises, paysages ruraux et urbains, la route, la famille, les enfants, les animaux, l’instantané, le mis en scène, le revisité. Tout cela immortalisé « à la volée », pas avec un 35 mm portatif, plutôt avec un appareil photo 4 × 5 et un trépied encombrants et exigeants…
Seules quinze des quatre-vingt-quatre planches d’Highway Kind montrent Casper, le jeune fils de Justine, tour à tour bébé, enfant et, finalement, jeune garçon agile maniant une carabine à plombs. La plupart des photographies ont pour thème une Amérique délitée, exurbaine et ses citoyens marginalisés, ou des paysages sans limites, ou encore des trains de fret serpentant dans le désert ou la forêt, aux allures de jouet. Pourtant, Justine nous propose une trame narrative passionnante largement axée sur Casper et leur vie commune de compagnons de route durant une décennie, dans une fourgonnette qui tient à la fois lieu de maison et de studio sur roues. Elle m’a con é qu’elle pouvait faire un sandwich beurre d’arachide-conffiture tout en conduisant ; qu’elle chargeait des pellicules 4 × 5 au McDonald’s ; qu’elle transportait des bacs entiers de Lego et de petits trains et improvisait une salle de jeu pour Casper dans les campings et les lits de rivière ; qu’elle avait monté des circuits de Hot Wheels sur un champ de lave en Californie.
Je connaissais le travail de Justine depuis plus de quinze ans, mais je ne l’avais jamais rencontrée jusqu’à cette glaciale soirée d’hiver, quelque part en 2006, quand elle m’a abordée à un coin de rue dans Chinatown, son vieux caban ouvert à tous les vents, presque sans autre forme de procès, mais avec une rare intensité, pour exprimer son désaccord sur quelque chose que j’avais écrit. Je ne me rappelle pas quoi exactement, mais je suis certaine qu’elle avait raison.
« Sauf pour d’épisodiques remarques contrites, ma mère s’évertuait à ne jamais parler de ses enfants et, comme elle, j’ai toujours été circonspecte2.» À quels modèles récents se référer pour un parent qui écrit sur un enfant ? Je n’en vois guère qui sont fondés et exempts du réflexe d’orgueil – Masha Gess à propos de l’accoutumance de son fils aux opioïdes ; Maggie Nelson et Harry Dodge, qui parlent de leur progéniture avec humour et détachement et une tendresse charmante, donnant l’impression qu’ils griffonnent des lettres sans même reprendre leur souf e. Comme l’a souligné l’écrivaine Nancy Huston, fiction et instinct maternel sont souvent en porte-à-faux : les romans creusent les sillons du danger et de l’aventure, tandis que la mère cherche à nourrir et protéger. L’autofiction ou l’exercice essayiste sur sa descendance est tout autant une entreprise à haut risque, avec le double écueil de l’immodestie et de l’invasion de l’intime.
En expliquant la fonction des vignettes, je crois que nous élargissons la portée de notre discipline.
– Dorothea Lange
La dernière planche dans Highway Kind, juste avant le récit de Justine sur Casper, est l’image d’un jeune homme aux traits déjà usés, une canette de soda à la main, dans une attitude de quasi-supplication, le regard perdu dans le lointain. Elle me rappelle une mise en scène à la Jeff Wall ; qu’elle soit orchestrée ou non n’a aucune importance. À quel point Justine était en quête de l’image, ainsi que son investissement dans l’apparence du jeune homme donne matière à réflexion, étant donné le titre extraordinaire de la photographie – What Casper Might Look Like if He Grew Up to Be a Junkie in Tacoma [Ce à quoi Casper pourrait ressembler s’il grandissait pour devenir un toxico à Tacoma] – et son emplacement dans le livre ; c’est la dernière des grandes photographies portant un titre placées juste avant le texte de Justine, lui-même ponctué de clichés plus informels de Casper sur les routes depuis la petite enfance jusqu’à l’âge adulte. C’est aussi le seul titre de l’ouvrage qui ne soit pas strictement descriptif et dépourvu d’émotion.
J’irais jusqu’à dire que la plupart des mères, même en proie au doute, n’oseraient pas, ne serait-ce que par superstition, s’aventurer à exprimer ce genre de destin potentiel pour leur progéniture. Mais voilà un exemple de l’audace de Kurland, de sa volonté d’aborder sans fard, en mots et en images, les choses telles qu’elles sont : crûment et sans complaisance.
Nous sommes très différents. C’est un maniaque de chaussures sport, de fringues, de jeux vidéo, de voitures. J’apprends beaucoup sur les chaussures. Nous n’avons pas le moindre intérêt commun […] Nous sommes si proches sans l’être en rien.
– Ocean Vuong, parlant de son frère cadet
Frances Stark voyait dans son jeune fils un esthète, et s’en servait pour justifer sa propre transgression des limites de l’« inconvenance » (sa passion pour les salles de danse, par exemple), et je suspecte que Casper, à en juger par son sens de la répartie, comme le raconte Justine dans ses souvenirs de voyage, possède quelque chose de cette nature obsessionnelle également. Mon fils, sur lequel il m’est arrivé d’écrire, se rapproche plus dans sa personnalité du demi-frère décrit par le poète Ocean Vuong. B savait dès son jeune âge qu’il ne voulait pas ressembler à ses parents artistes ; de toute évidence, il est tombé loin du nid.
Plus de la moitié des planches d’Highway Kind montrent des voitures, la plupart du temps anciennes, souvent délabrées et rouillées, sur lesquelles, dans bien des cas, travaillent de jeunes hommes, le corps dépassant de sous le châssis. On trouve des gros plans de moteurs et de pneus, de jantes décoratives et d’ornements peints, sans oublier un pare-brise défoncé avec un trou béant intitulé Death Seat [Siège de la mort].
À la fin de l’été 2021, B a commencé à conduire une familiale d’occasion pour se rendre au travail ; elle avait une boîte manuelle, dont il venait tout juste d’apprendre à se servir. À peine quelques semaines passées avec sa nouvelle voiture, il a traversé le terre-plein central d’une route de campagne pour aller percuter un lourd camion à benne tirant une remorque.
Nous étions allés à la plage à Provincetown ; à notre retour, nos téléphones débordaient de textos et messages vocaux d’un shérif du comté et d’une femme habitant près de la courbe dangereuse où la collision s’était produite. Je pouvais entendre B parler en bruit de fond ; il était conscient, mais mon conjoint, J, évaluant à juste titre la gravité des blessures, a sauté dans la voiture et conduit les six heures nous séparant de l’hôpital de Middletown, dans l’État de New York.
Quelques heures plus tard, une infirmière en traumatologie a appelé pour donner des informations rassurantes : B était sorti de chirurgie et était réveillé. Pendant ce temps, J, toujours en chemin, me téléphonait sur l’autre ligne. J’ai pris son appel et lui ai fait part des bonnes nouvelles. Sauf qu’il venait juste de parler au chirurgien, que la situation était plus compliquée, avec des circonstances particulières. Deux vertèbres cervicales étaient fracturées ; une craniotomie avait été pratiquée pour soulager un hématome épidural potentiellement fatal. S’il n’avait pas été transporté d’urgence par les airs à l’hôpital, il n’aurait peut-être pas survécu.
Lorsque je suis arrivée le lendemain, B était sous sédation lourde, mais parfaitement lucide. Il y avait des choses qu’il voulait absolument exprimer. Il prenait des antidouleurs à la demande chaque heure et, m’entendant chuchoter quelque chose à l’infirmière, il a dit : « Maman, ne t’en mêle pas, j’ai tous ces trous dans le corps. C’est l’heure du Fentanyl. » Je n’ai rien répondu, mais j’ai transcrit textuellement dans un carnet de notes sa conversation avec J, dans laquelle ils parlaient de moi comme d’un vampire. J’imagine Justine faire face aussi à ce genre d’accusation, repensant à l’évocation dans ses écrits du mécontentement grandissant de Casper à l’idée de se faire photographier, de toutes les ruses qu’il employait pour cacher son visage, de la nécessité de le soudoyer pour qu’il consente à poser.
J et moi nous sommes occupés de B dans les semaines suivant son séjour aux soins intensifs. Il y a une photo de lui devant la maison, les points de suture formant un point d’interrogation géant sur le côté de sa tête et sur le front. Il exhale presque la béatitude d’un personnage de roman de Dostoïevski.
Un jeune homme balafré et entravé dans son collet cervical et un utilisateur de drogue de Tacoma sont devant l’objectif, acceptant d’être immortalisés. La plupart des sujets humains d’Highway Kind sont des garçons et des hommes. Et ce n’est pas un hasard si tous ces rejetons dans les chroniques écrites par Kurland, Nelson, Dodge, Gessen et Stark – sans oublier moi-même – sont de jeunes hommes à risque, à un degré ou un autre, ou à tout le moins très fragilisés. Les mères ne devraient pas être pointées du doigt ; c’est un problème de société qui dure depuis des décennies, et c’est le sous-titre invisible d’Highway Kind. Je gage que c’est un thème que Justine revisitera quand le moment sera venu de le « ressentir à voix haute ».
Traduit par Frédéric Dupuy.
2 Moyra Davey, « Mothers », brochure d’exposition pour You’re a nice guy to let me hold you like this, Londres, greengrassi, 2015.
Un gentil garçon
Par Justine Kurland
« Je ne vois pas pourquoi l’amour entre une mère et un fils ne serait pas exactement comme les autres amours. Pourquoi on ne pourrait pas cesser de s’aimer. Pourquoi on ne pourrait pas rompre. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas s’en foutre, une fois pour toutes, de l’amour, de l’amour prétendu, de toutes les formes d’amour, même de celui-là »
– Constance Debré, Love Me Tender
Dans son essai Mothers, Moyra Davey décrit une scène où son fils B., 17 ans, un peu high, s’assoit sur ses genoux. Quiconque a eu ou été un adolescent américain reconnaîtra ce geste comme une marque extraordinaire d’affection. Elle se rappelle lui avoir dit : « Tu es gentil de me laisser te tenir de cette façon. » Mon fils, Casper, maintenant âgé de 17 ans, ne m’a pas parlé depuis qu’il a aménagé chez son père, il y a plus de deux ans. Je voulais que Moyra écrive à propos de Highway Kind parce que je faisais un lien entre Casper, quasi disparu pour moi, et l’accident presque mortel de B., l’été dernier. J’ai un million de raisons pour penser que ce n’est pas ma faute, mais bien sûr que ça l’est. Comment toute sa colère et sa tristesse peuvent-elles ne pas relever de moi ? Je me demandais si Moyra ressentait cette responsabilité elle aussi, bien qu’il s’agisse d’un accident.
Je me souviens de sa description dans Notes on Accident and Photography, « … feuilletant les centaines de planches contact de mon bébé, émerveillée devant la quantité d’images que j’avais prises de lui pendant les premières années de sa vie (une véritable obsession, c’est ce qui me frappe maintenant). Pourtant, ce sont ces images que je voulais regarder, examiner, scruter ». Plus loin dans l’essai, elle considère « l’éventualité ou le signe qui pourrait nous permettre de lire dans le document photographique […] le présage d’une fin tragique ».
Si Casper se voit lui-même dans mes scènes, serait-ce avec une prémonition d’effroi pour quelque chose qui se sera déjà produit ?
Comme l’a affirmé Andrea Dworkin, bien que les femmes soient confrontées à des crises de différents degrés, toutes possèdent une « urgence primaire », une « première identité, celle qui porte en elle une partie de sa définition: la mort». Alice Notley a écrit que les femmes sont nées mortes. Cela vaut doublement pour toute mère qui prépare son fils à la rendre responsable de son sort et se prépare elle-même à accepter ses reproches.
Traduit par Frédéric Dupuy.
Née en 1969 dans l’État de New York, près de la frontière avec le Canada, Justine Kurland est connue pour ses paysages utopistes et les portraits à la fois réalistes et imaginaires qu’elle esquisse de communautés marginales. Sa photographie décrit le double tranchant du rêve américain et se situe, comme elle dit au sujet de sa célèbre série Girl Pictures (1997–2002), « dans un spectre entre perfection et réalité ». Souvent exposées aux États-Unis et ailleurs, ses œuvres font partie de collections de musées, notamment le Whitney Museum of American Art, l’International Center of Photography et le Musée des beaux-arts de Montréal. www.justinekurland.com
L’œuvre de Moyra Davey s’exprime dans les domaines de la photographie, de la vidéo et de l’écriture. Elle est l’auteure d’Index Cards (2020) et co-auteure de Davey-Hujar: The Shabbiness of Beauty (2021). Ses créations gurent dans de grandes collections publiques, dont celles du Museum of Modern Art et du Metropolitan Museum of Art à New York, du Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa et de la Tate Modern à Londres. Elle est boursière John S. Guggenheim 2020 et lauréate 2022 du Prix du Gouverneur général du Conseil des arts du Canada.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 121 – DÉAMBULATIONS ]
[ L’article complet, en version numérique, est disponible ici : Justine Kurland, Highway Kind (A Love Story) — Moyra Davey, Jeunes hommes à risque