[11 avril 2023]
Par Jean De Julio-Paquin
Dans sa série intitulée En bas de la côte, Jules Gauthier explore, par le texte et par l’image, l’altération que subissent deux quartiers montréalais : Centre-Sud et Hochelaga-Maisonneuve. Familiarisé avec l’enregistrement sur pellicule des effets de la désurbanisation des villes industrielles des États-Unis, l’auteur s’intéresse cette fois à des secteurs sensibles de la métropole où lui-même habite. Les photographies montrent des commerces fermés, des sites urbains en décrépitude et des sans-abri. Elles révèlent un environnement pauvre, négligé, où sévit la précarité.
S’ajoutent à cette réalité les rénovictions, qui affectent grandement la population locale. L’une des photographies met en scène deux individus qui regardent sur un coin de rue une publicité RE/MAX. Sur la surface de l’annonce grand format apparaît la phrase « Tu veux découvrir le côté humain de l’immobilier ? », incitant des acheteurs potentiels à communiquer avec l’agent. Cette image résume à elle seule l’enjeu urbain de ces quartiers montréalais où la population est confrontée à l’embourgeoisement. Le photographe dénonce à juste titre l’intérêt grandissant de promoteurs immobiliers à édifier des tours à condominiums tout en supprimant des logements à prix modiques. En très gros plan, une immense foreuse de pieux de fondations d’une nouvelle construction devient la métaphore de l’implacable destruction d’un milieu de vie. En plus des effets sur l’être humain, Jules Gauthier s’attarde à la détérioration du milieu physique. D’anciennes maisons se dégradent, faute d’entretien, ce qui présage à terme leur démolition.
Le photographe fait également une large place au portrait et rassemble une vaste gamme d’émotions, entre sourires et regards désespérés devant l’inhumanité du monde. Une mère et son enfant trisomique posent fièrement devant Gauthier, et deux jeunes femmes dansent avec gaieté sur le parvis d’une église. Face à la détresse, l’éventualité d’une vie meilleure semble être le seul refuge possible. Utilisant une caméra argentique de format 120 mm, l’artiste ne peut réaliser de manœuvres rapides lors d’une prise de vue. Le furtif fait place à une attention plus soutenue vis-à-vis du sujet photographié.
Jules Gauthier se qualifie d’emblée de photographe documentaire, plutôt que de photographe de rue. Selon lui, il y a une différence importante entre les deux. Le photographe de rue, dit-il dans le résumé de sa démarche, essaie autant que possible de passer inaperçu, de saisir des instants sur le vif le plus naturellement possible. Le photographe documentaire agit autrement, en mettant en lumière une problématique plus profonde. Dans le cas de Gauthier, ses clichés traitent de misère sociale et d’exclusion. Ils revêtent une dimension sociologique, voire critique de l’espace urbain. En ce sens, la vision du photographe n’est pas neutre. Celui-ci agit comme un éveilleur de consciences. La question des logements sociaux, les problèmes de santé mentale et la déstructuration de quartiers populaires s’imposent. Les thèmes qu’il privilégie ne sont pas nouveaux, mais le contexte et l’actualité du propos leur donnent leur pertinence.
En bas de la côte a fait l’objet d’une publication1 enrichie de textes de onze poètes, hommes et femmes, ayant un rapport avec les quartiers mentionnés. Images et écrits se complètent inéluctablement, s’interpellent. Pour Jules Gauthier, la rencontre avec la littérature et le monde de l’édition offre à ce point de nouvelles possibilités qu’il songe à publier d’autres livres photographiques à partir de projets antérieurs, notamment ses reportages à Alep, en Syrie, en pleine guerre civile2, et sa série sur le déclin des villes de Détroit et de Baltimore, exposée en partie à Montréal3. Après un premier livre, les perspectives sont encourageantes pour le photographe, qui construit peu à peu une œuvre documentaire à la fois significative et assumée.
2 De ses séjours en 2015, 2016 et 2017, il a tiré plusieurs images, dont celles sur les ravages des combats sur l’architecture de la vieille ville qu’a publiées le média en ligne VICE News, https://www.vice.com/en/article/3kp55k/syria-between-ruin-and-reconstruction.
3 L’exposition L’Autre Amérique (Maison de la culture Claude-Léveillée, 2020) rassemblait les travaux de quatre photojournalistes préoccupés par la dégradation de milieux de vie sur l’ensemble du territoire nord-américain.
Né en 1992, Jules Gauthier est un photographe montréalais représenté par l’agence Hans Lucas. Sa démarche porte principalement sur les dynamiques et les enjeux urbains qui touchent et transforment les villes et leurs populations. Ses projets l’ont mené à travailler en France, au Liban, en Syrie, en Irak, aux États-Unis et au Québec, et lui ont permis de collaborer notamment avec le Huffington Post, Vice News, Radio-Canada, Le Devoir, La Presse, Urbania, La Croix, l’Iltalehti, le University Affairs Magazine, Air Inuit et Montréal Centre-Ville. julesgauthier.weebly.com
Titulaire d’une maîtrise en histoire de l’art et d’un doctorat en sociologie, Jean De Julio-Paquin est critique d’art, commissaire d’expositions et conférencier. L’auteur a fait partie de la première équipe d’agents culturels qui ont œuvré à l’intérieur des Maisons de la culture de Montréal. Il a enseigné l’histoire de l’art au niveau collégial et universitaire.