L’Arctique est depuis longtemps un lieu de fascination et de promesses dans l’imaginaire occidental. Mais l’aura de mystère cache une ombre sombre. Il suffit de penser à la cauchemardesque expédition Franklin, au 19e siècle, dont les fantasmes de route maritime allaient être anéantis en même temps que l’équipage. Durant la Guerre froide, des infrastructures militaires défendaient l’Amérique du Nord de missiles soviétiques chimériques, la seule réelle menace pesant sur les habitants autochtones – dont certains transplantés là pour servir de porte-drapeaux humains – à cause des résidus toxiques que le dégel libère aujourd’hui. Le changement climatique, rejeton de l’orgie de combustibles fossiles du capitalisme industriel, ouvre ces terres glacées à l’extraction de ressources et fait revivre le vieux rêve du passage de l’Arctique. Investisseurs voraces et appareils militaires fin prêts à les protéger ont instauré une boucle de rétroaction délétère de richesse, armement, guerre et réchauffement, spirale qui nous entraîne vers la catastrophe climatique.
Ces contradictions et dilemmes circulaires affleurent partout dans le projet photographique Distant Early Warning mené par Louie Palu entre 2016 et 2018. Le titre fait référence à l’acronyme anglais (DEW) du Réseau d’alerte avancé, chaîne de stations radars coûteuse et finalement inutile, conçue pour détecter les attaques soviétiques sur l’Amérique du Nord. Palu actualise notre perception de la région à un moment charnière : plutôt que de réduire de façon draconienne les émissions de carbone pour ralentir le réchauffement de l’Arctique, lequel se produit aujourd’hui à un rythme quatre fois plus élevé que dans le reste du monde, le choix d’une militarisation accrue les augmente grandement. L’artiste met en scène les acteurs principaux de ce drame : d’un côté, les Inuit pratiquant les techniques de survie traditionnelles qui ont assuré leur existence, même dans un contexte de transformation de leur environnement et, de l’autre, la présence militaire massive qui exploite ces savoirs ancestraux à des fins de puissance géopolitique.
Cette entreprise, la plus récente des explorations de Palu, fait suite à trois décennies de projets photographiques, films et œuvres d’art qui tous s’intéressent à des situations de conflit, notamment la guerre en Afghanistan, la lutte antidrogue au Mexique et les batailles entourant l’industrie minière au Canada. En fait, c’est une affectation pour couvrir la découverte de diamants dans les Territoires du Nord-Ouest qui a conduit pour la première fois Palu dans le Nord en 1993, point de départ de la constitution d’archives dépassant aujourd’hui les deux mille photographies. Il y est retourné à plus de quarante reprises, et a visité tous les pays de l’Arctique, à l’exception d’une Russie sous sanctions : Canada, Finlande, Groenland (Danemark), Islande, Norvège, Suède et États-Unis.
L’impossibilité de survivre sans assistance dans ces régions glaciales oblige le photographe à une dépendance envers les infrastructures autochtones et militaires. Ses sujets se divisent en quelques catégories : le territoire – vastes étendues de glace et de neige et, plus rarement, maigre toundra estivale ; les Inuit, incluant les Rangers canadiens, qui pratiquent leurs modes de vie traditionnels, assurent des services bénévoles de recherche et de sauvetage et forment le personnel militaire aux techniques de survie ; et les soldats de l’OTAN menant des exercices d’entraînement pour se préparer à de futurs conflits dans l’Arctique.
L’exigence de base de la photographie documentaire, avant la qualité d’image et la valeur esthétique, est simplement d’être sur les lieux, ce qui, compte tenu des risques élevés de décès par des températures pouvant plonger à -60 C°, est le principal défi. Palu compare ce danger à celui qui existe dans une zone de guerre afghane ; ici, cependant, plutôt que les balles et les bombes, c’est l’air qui peut vous tuer. La gelure vous atteint en quatre minutes, et aucun hôpital en vue pour vous sauver. Outre les divers inconforts physiques et psychologiques, l’équipement photographique est aussi sujet à défaillance, sans compter que le faible nombre d’heures de clarté est un frein à l’accès et à la qualité des images. Dans de tels milieux inhospitaliers, photographier une scène ou un événement peut demander des jours de préparation. La photo prise par Palu d’un essai d’armes par un sous-marin nucléaire américain en est un exemple : elle a nécessité une semaine de déplacement en transports variés, avec pour récompense trois heures de prise de vue. L’effort en valait la peine : l’image qui en ressort est celle d’une silhouette sombre, inquiétante, faisant saillie sur la glace de mer, avec des tentacules d’ombres autour d’elle évoquant un symbole d’avertisseur de radar.
La réalisation de ce projet au long cours est passée par différentes étapes. D’abord sur ses propres deniers, puis bénéficiant d’une bourse Guggenheim, Palu a accumulé les images au gré des affectations journalistiques, notamment pour le Globe and Mail, Bloomberg et National Geographic. La sélection présentée ici témoigne de ses premiers périples, en Amérique du Nord et au Groenland. Fait à signaler, Palu conserve l’ensemble des droits sur toutes ses photographies, chose essentielle pour un artiste qui fait parfois des incursions créatives dans d’autres formats. Par exemple, une installation en 2019 au Harry Ransom Center pour SXSW, à Austin, au Texas, comportait des portraits d’Inuit, encapsulés dans des blocs de glace. Pendant que la glace fondait dans la chaleur, l’œuvre illustrait les effets destructeurs du changement climatique sur les peuples de l’Arctique.
Dans sa production antérieure, Palu préférait travailler en noir et blanc, longtemps une convention en photographie documentaire, dont il a su tirer le meilleur parti pour mettre en relief formes, lumière et textures dans Cage Call (1991–2003), son projet sur les mineurs, pour n’en citer qu’un. Son passage à la couleur, commencé en Afghanistan, se poursuit dans Distant Early Warning. Si l’on ne retrouve pas ici les tonalités chaudes et les rendus dramatiques de la série, le paysage quasi monochrome, avec les effets de valeurs claires du blanc de la neige et du bleu de la glace reflétant l’air rare et mortel, offre un plus grand potentiel pour l’abstraction. Ces images montrent toujours des parcelles du monde réel, chose incontournable en photographie documentaire. Mais ici, la matérialité de la surface est parée d’un style qui élargit le spectacle à une dimension métaphorique.
L’approche adoptée par Palu pour photographier les sujets humains contribue à cette nature abstraite. Pris de dos, en silhouette, de profil ou dans l’ombre, leurs visages non identifiables parfois masqués pour se prémunir du froid, ils deviennent le quidam universel. Tout comme les personnages romantiques du peintre Caspar David Friedrich méditant dans des paysages déserts, ils se tiennent là, cryptogrammes vides laissant le spectateur se glisser à l’intérieur pour vivre leur expérience imaginaire. Une image remarquable montre deux figures, leur tenue de camouflage matelassée se fondant dans le paysage marin, debout face à l’horizon contemplant peut-être un avenir incertain et liquide.
Créer l’équilibre parfait entre réalisme et abstraction pour exprimer un sens préétabli peut exiger de nombreuses tentatives. Tel est le cas dans la photo magnifique que livre Palu de parachutistes sur une base d’entraînement en Alaska. Les soldats, suspendus à leurs frêles parachutes, flottant et descendant lentement dans un ciel bleu clair sur fond d’une majestueuse chaîne de montagnes, paraissent minuscules et anodins. Pourtant, armées et industries, mues par un même désir à courte vue de gain personnel, dressent les contours de leur conquête et de leur contrôle d’une vaste et prodigieuse nature.
D’autres images, où l’on voit des militaires apprenant à tailler des blocs de neige pour fabriquer des iglous, offrent un exemple semblable du non-figuratif chez Palu pour proposer des lectures qui vont au-delà du seul fait documentaire. L’une d’entre elles représente un soldat allongé, seul et figé, dans une cavité en forme de cercueil creusée à même la neige. Reflétant la lugubre présence militaire dans l’Arctique et son exploitation du savoir inuit, elle met également l’accent sur notre avenir collectif, voué à l’échec par cette activité même.
Un thème déterminant chez Palu est celui des connaissances autochtones qui rendent possible la vie dans l’Arctique, et sur lesquelles les gens du Sud s’appuient si fortement. Il utilise fréquemment les mots « technologie » et « science » – des termes habituellement réservés aux inventions occidentales complexes – pour décrire les pratiques et matériaux inuit. Sa composition épurée montrant deux Rangers – se faisant dos, de profil, sans visage – met en avant l’un de ces savoirfaire essentiels, le parka, fait ici de tissu moderne plutôt que de peaux d’animaux. Une autre image frappante fait cohabiter pratiques occidentale et arctique : un avion-cargo militaire décharge des cométiques (traîneaux inuit). Aujourd’hui fabriqués à partir d’un matériau colonial, le bois, plutôt qu’avec le cuir d’origine, leur conception les rend toujours aussi incontournables pour le transport de marchandises. Une vision postapocalyptique de deux personnages arpentant l’aile d’une épave d’aéronef couverte de neige, une scène pas si rare, témoigne de la vacuité de l’arrogance technique occidentale dans une nature toute-puissante.
En apparence, ce mélange d’images – tour à tour quotidiennes, illustratives ou saisissantes par leur esthétique scénographique – traduit l’utopie d’un contrôle géopolitique et environnemental et montre des fantassins se préparant consciencieusement à assurer la prospérité du Nord par la guerre. Mais un voile subtil, et malgré tout incontestable, de noirceur s’abat sur ce rêve dangereux, révélant la destruction qu’il traîne dans son sillage. La dualité que crée Palu à travers la fusion du réel et du métaphorique est inscrite dans le titre du projet, Distant Early Warning : sur le plan littéral, c’est l’évocation de l’historique et va-t-en-guerre Réseau d’alerte avancé ; sur le plan rhétorique, c’est un avertissement que notre disparition auto-infligée est sans doute plus imminente qu’il n’y paraît. Il n’est plus temps, c’est déjà trop tard.