[Automne 2009]
Galerie Simon Blais, Montréal
Du 10 juin au 1er août 2009
Il n’est rien de plus difficile que de faire une exposition en duo. Il faut en effet pour cela que les caractéristiques et thématiques partagées par les deux artistes soient suffisamment nombreuses et diverses pour que l’essai soit convaincant et qu’aucun des deux ne pâtisse de rapprochements approximatifs ou indus avec l’autre. Or l’exposition Chemin faisant, réunissant des travaux de Bertrand Carrière et de Serge Clément, pourrait certes tomber dans ce piège. Après tout, ces oeuvres n’ont pas été conçues en collaboration, pas plus qu’elles ne semblent l’avoir été dans un esprit de cohabitation. D’aurore, que nous offre Serge Clément, résulte d’une commande de Pigeons International pour un spectacle de danse, d’ailleurs présenté en 2005. Chemins de cendres de Bertrand Carrière s’inscrit, quant à elle, en droite ligne avec les travaux précédents, quête de traces et vestiges de la Première Guerre mondiale en pays de France et de Belgique. Ce sont donc apparemment deux œuvres construites dans des conditions très différentes, d’horizons thématiques dissemblables. Tout pourrait conduire à ce qu’elles jurent entre elles.
Il n’en est toutefois rien.
Évidemment, le fait que ce soit deux travaux vidéographiques qui soient exposés en cette occasion montre une première similitude du média. De même, le fait que l’un comme l’autre s’accompagne d’une œuvre photographique force l’association. Mais il y a plus, bien plus.
Nous avons donc, d’une part, les images fixes de Serge Clément. Images récoltées en Asie, toutes prises au petit matin, alors que gens et villes se préparent à l’éveil, alors que l’on s’ébroue dans l’eau ou que l’on monte les étals où seront étendus divers produits. Les ombres sont encore denses; la lumière se fait rare et oblique. Ces photos noir et blanc ont assu- rément été prises en basse lumière; elles ont nécessité l’emploi d’un film à forte sensibilité. Elles acquièrent du coup cette épaisseur que donne une forte granulation. Prises dans les rets de l’inscription vidéo, elles bougent sur écran, tanguent de gauche comme de droite, se succédant selon un rythme changeant, souffrant parfois d’être l’une sur l’autre en fondu. Il arrive même qu’elles soient un moment fondues l’une dans l’autre, dans un état de suspension, alors que la construction temporelle en flux que lui fait subir la vidéo semble un instant s’enrayer. Sur le mur de droite apparaît une autre œuvre. Une seule grande impression, faite de 42 images extraites de l’œuvre vidéo, sorte de glossaire que l’on ne peut s’empêcher de consulter, à l’occasion, pour voir où nous en sommes dans notre visionnement.
En face de cette bande vidéographique sur grand écran, Bertrand Carrière y va d’une double projection. Nous avons, d’un côté, à gauche, celle d’un voyage en train, caméra tournée vers le paysage défilant sous nos yeux, d’une gare à une autre. À droite, les images sont plus statiques et montrent paysages et vues tranquilles, ponctuées de traces de bunker et autres vieilles enceintes et bâtiments, datant de 1914-1918. Notons combien cette imagerie mouvante, à gauche, est une constante dans le travail de Bertrand Carrière. Elle est l’occasion de palimpseste d’images, son visage, caché par la caméra, apparaissant parfois en reflet dans la fenêtre. À cette insistance sur la saisie d’images vient cette fois s’ajouter la fluidité du voyage, le cours de l’image animée. Cette projection s’oppose évidemment aux captations plus sereines visibles de l’autre côté. En cette partie de droite, tout est presque langueur des traces endormies. L’artiste accumule images d’arbres torsadés, de fouillis végétal; autant d’hiéroglyphes, d’arabesques et de marques du souvenir. Cette profusion apaisée, aussi attentif que veuille être le photographe, révèle combien le temps a tout enfoui ce qui pouvait rester de douleur dans le paysage.
Dans son texte de présentation, Serge Clément rappelle une considération assez notable venant de Christian Boltanski qui comparait photographie et cinéma. Il voit dans le premier média un art de l’espace alors que le second est, pour lui, un art du temps. Là réside sans doute ce qui unit ces deux ensembles et qui leur permet de bien cohabiter. Avec ses images fixes animées par le courant vidéographique, Serge Clément n’a-t-il pas voulu donner du temps aux espaces saisis par son appareil, donner consistance au temps en arrêtant le regard sur des monceaux de lieux retenus? Alors qu’il en irait autrement pour Bertrand Carrière qui préfère, quant à lui, présenter de concert la matière fluide du temps et des déplacements et les espaces impassibles, intouchés par le cours d’événements pour- tant tragiques et mémorables.
Entre ces deux propositions artistiques demeure une zone d’ombre qui témoigne d’une résistance. L’espace et le temps restent des constantes irréductibles, malgré tous les efforts déployés pour les faire, l’un par l’autre, s’apprivoiser.
Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision et Papal Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur de l’essai, Chambre obscure : photographie et installation et de quatre recueils de poésie.