[Été 2000]
par Xavier Ribas
Il semble bien que nous soyons à l’heure de la civilisation des loisirs. Toutefois, les loisirs dont il est question ici ont à voir non pas avec l’oisiveté, mais bien plutôt avec l’activité ces prétendus « loisirs actifs » qui, à en croire les industries de ce secteur, sont le complément idéal du travail.
C’est pourquoi on conseille vivement à ceux qui ont passé toute la journée au bureau de s’adonner à des sports comme le paintball, le saut en élastique ou le rafting ; pour sa part, le monteur d’échafaudages pourra mettre le cap sur Port Aventura afin de découvrir le monde. Car, en plus d’être carrément antiéconomique, se contenter de ne rien faire est très mal vu ; voilà donc le repos transformé, comme par magie, en une entreprise. Du coup, nous avons droit à l’aménagement de zones pour les loisirs organisés qui ressemblent à s’y méprendre à celles réservées à la production. L’éthique et l’esthétique du travail sont appliquées au temps libre d’une façon telle qu’il est maintenant possible d’entremêler les avantages et les inconvénients des unes et de l’autre. Dans un pareil contexte, on a du mal à voir comment les loisirs peuvent continuer d’être une thérapie contre le travail.
Si, par un dimanche matin ensoleillé, vous décidez de vous promener dans les quartiers périphériques de Barcelone, vous découvrirez un étrange paysage. Entre les autoroutes et les immeubles d’appartements, la zone industrielle, les centres commerciaux et les complexes sportifs, entre les parcs naturels et les parcs thématiques, à la limite de toute cette urbanisation contemporaine, vous tomberez sur ces aires marginales où les gens s’agglutinent toutes les semaines pour profiter de leur temps libre. D’où cette question : pourquoi les gens font-ils de ces espaces résiduels le centre de leurs activités de loisirs ?
Construite à la fin des années 60, la ligne Quatre du métro de Barcelone relie le quartier de Poblenou au centre-ville. Dès lors, on peut emprunter ce trajet sans avoir à contempler le paysage désolé des usines désaffectées de Nova Icària (l’actuel Village olympique) ou les entrepôts poussiéreux des compagnies de transport. Tout le voisinage était d’avis qu’on n’aurait plus besoin de se rendre à Barcelone, puisque le quartier en faisait désormais partie. Je ne me souviens pas d’y avoir attaché beaucoup d’importance, mais au moment de la fête annuelle de la San Juan, le feu de joie que nous avions toujours allumé au coin des rues Pujadas et Lope de Vega fut définitivement interdit par la police. De ce fait, avec l’arrivée du métro et, par conséquent, de la ville elle-même, vinrent aussi les restrictions, dont quelques-unes n’étaient pas dépourvues d’une certaine logique : les rues pavées et crottées furent recouvertes d’asphalte qui, comme chacun sait, se ramollit sous l’action du feu. L’année suivante, grâce à l’asphalte et à la ville, nous eûmes droit à notre feu de joie, près du quartier de La Mina, dans un coin que nous avions baptisé « El Rancho Grande » et qui, en dépit de son nom, n’était rien d’autre qu’un terrain vague couvert de détritus et de mauvaises herbes. Évidemment, l’emplacement ne payait pas de mine, mais il nous permit d’avoir notre fête, devenue impossible à notre ancien endroit.
Lewis Baltz affirme que c’est à la périphérie des grandes villes qu’on peut trouver les zones de vie sauvage les moins domestiquées du monde occidental (alors que le concept même d’un parc naturel sous-entend une certaine intervention et une longue liste d’interdictions). Toujours selon Baltz, c’est dans ces aires marginales, aux abords des villes, que nous pouvons le mieux éprouver l’absence de l’ordre et des lois sociales qui nous tiennent en échec. Et Watteau éveille en nous des sentiments similaires, avec sa célèbre toile, L’Embarquement pour Cythère. Dans ce tableau, le peintre nous offre sa version classique du retour à la nature, avec cariatides et chérubins, dans un cadre où abondent une végétation luxuriante et des attitudes affectées. C’est une scène bruyante et acrobatique, qui montre la métamorphose de l’homme et de la femme au moment de retrouver leur paradis perdu, centre de l’amour et du plaisir. À l’instar de l’île de Cythère dépeinte par Watteau, le terrain marginal à la périphérie des villes est un endroit superflu, à la limite du strictement nécessaire, où l’on peut s’adonner à des activités anodines, comme se promener, lire ou pique-niquer, simplement pour le plaisir de se divertir sans intermédiaire.
Certains prétendront que l’appropriation de tels endroits dénote une réaction à une situation désespérée. Ou, comme l’écrit Albert Camus dans Le Premier Homme, que le lot du pauvre est de vivre éternellement cerné de noms (et de lieux) communs. Toutefois, lorsque j’ai visité ces cathédrales du loisir organisé que sont Isla Fantasia, Port Aventura ou Montigalà, j’ai découvert plus de tranquillité dans les terrains vagues adjacents, convertis sous le coup de l’improvisation en salles à manger dominicales, qu’à l’intérieur des parcs. J’ai l’impression que, derrière cette improvisation, l’intention l’emporte sur le hasard. Il est donc possible que l’intérêt pour ces espaces découle essentiellement du fait que les gens qui y viennent considèrent la périphérie comme un lieu de liberté. Ou, en d’autres termes, que la liberté peut naître uniquement dans un espace résiduel et que, partant, elle nous offre une image de désolation.
Ce texte a d’abord paru en anglais et en espagnol dans un livre que le Centro de Fotografia de l’Université de Salamanca a consacré à ses photographies en 1998.
Xavier Ribas vit à Barcelone. Après des études en anthropologie culturelle et en photographie documentaire, il a présenté plusieurs expositions solo, entre autres lors de la Primavera Fotográfica 96 et d’ Imago 98,de même qu’aux Encontros da Imagem et à la Photographer’s Gallery of London. Il est représenté par la Galeria Forum, de Tarragone.