[Automne 1996]
Clément’s technique as an artist does not differ from his technique as a reporter-photographer, which he is as well. But it is absolutely enough to “bring the earth closer and establish a world,” to take up Martin Heidegger’s fundamental thought.
“Bring the earth closer” means bringing to the surface that which is in itself strange, opaque, and hidden, to the point that it is clear to us. “Establish a world” means making things permeable to humans, instilling a vision of the world in which we can live and think. In this, Clément is an artist, and for this, to Clément, photography suffices.
par Jean-Claude Lemagny
L’essor actuel de la photographie de création est parcouru par deux mouvements contraires : d’une part une photographie tournée vers elle-même, qui cherche à approfondir sa propre nature et veut explorer l’étendue de ses possibilités expressives ; d’autre part un mouvement tourné vers l’extérieur, à la rencontre des autres arts plastiques, pour des enrichissements mutuels et des métissages féconds.
C’est plutôt cette seconde tendance qui recueille les faveurs de la critique en vogue. Cependant, et sans rien vouloir exclure, je ne me sens pas de ce bord.
Pour la clarté du propos, il faut préciser que les manipulations au tirage, ou l’emploi de surfaces sensibles non argentiques, comme la gomme bichromatée, ou les épreuves en grand format, sont des pratiques fidèles à la pure technique photographique et ne supposent aucune contamination. Elles ne sont obtenues que par des moyens spécifiques à la photographie. D’ailleurs l’histoire est pleine d’exemples d’influences des arts les uns sur les autres, et cela n’a jamais justifié que l’on renonçât à la nature particulière d’aucun d’entre eux.
Il est cependant possible d’étendre le débat au-delà des seules considérations techniques. Mais si nous voulons faire entrer en ligne de compte certaines intentions des artistes — comme de s’adapter aux espaces des musées, ou de prendre place dans des courants de l’art moderne en général (l’art abstrait ou le surréalisme, par exemple) —, il s’agira alors soit d’ambitions esthétiques légitimes, et qui peuvent fort bien s’accommoder de la pureté du médium, soit d’un désir de réussite et de promotion sociale qui n’a absolument rien à voir avec une démarche artistique.
Reste qu’il est de nombreux exemples de procédés mixtes : peindre sur une photo ou mêler photo et dessin, par exemple. Cela peut donner des chefs-d’œuvre (tels les tableaux de Rauschenberg), mais pose le problème de savoir chaque fois si la photographie continue d’être interrogée ou si elle est simplement « utilisée » (comme l’avouent naïvement nombre de critiques). En effet, si elle est utilisée, elle n’est plus là comme un art, mais comme un moyen, et se trouve ainsi mise en dehors de l’art, et ne concerne plus ceux qui se soucient de la photographie comme art. Car l’art est origine et ne peut se soumettre à aucune utilité.
Mélangée ou non, la technique est le seul problème de tout artiste digne de ce nom, pourvu qu’il la considère comme ce qui doit être interrogé. Les œuvres de Serge Clément ne semblent guère concernées par d’aussi générales spéculations. Elles sont, sans équivoque, purement et directement photographiques. Mais si j’ai préludé en prenant mon sujet d’aussi loin, c’est que ce travail me paraît exemplaire du pôle fort, et le plus fécond, de la photographie actuelle : celui d’une exploration de la photographie par la photographie et d’une économie de moyens qui veut d’abord approfondir et non pas transgresser. Ici, une certaine rigueur dans la manière s’interdit d’aller voir ailleurs et se méfie spontanément d’une erreur trop répandue dans l’art de notre temps : celle d’espérer résoudre un problème en en sortant. L’art a ceci de commun avec la science qu’aucun résultat valable ne surgit hors d’une définition précise du problème en cause. Et c’est d’abord là une condition à toute vie de l’imaginaire.
La technique de Serge Clément artiste ne diffère pas de celle du reporter-photographe qu’il est aussi. Mais elle suffit absolument afin de « faire venir la terre et instaurer un monde », pour reprendre la pensée fondamentale de Martin Heidegger. « Faire venir la terre », c’est-à-dire faire affleurer jusqu’à notre lucidité ce qui est de soi étrange, opaque et caché. « Instaurer un monde », c’est-à-dire rendre les choses perméables à l’humain, installer une vision de l’univers dans laquelle nous puissions vivre et penser. En cela Serge Clément est un artiste, et pour cela la photographie lui suffit.
Son œuvre est typique de ce chemin par et vers la photographie, qui s’oppose aux démarches adultérines, et qui est celui où se retrouvent tant de grands photographes d’aujourd’hui. Pour s’y engager, Serge Clément a dû largement dépasser les archaïsmes et les timidités qui avaient pu faire croire à une nature timorée de la photographie.
Disons que la photographie directe a longtemps eu tendance à se confondre avec les problèmes de la composition (du cadrage) et de la poésie ambiante. Par exemple Cartier-Bresson et Moholy Nagy d’une part, les pictorialistes et Josef Sudek d’autre part. Étant bien entendu que ces qualités ne sont pas de celles dont on peut se passer et qu’elles se trouvent toujours, selon des proportions diverses, dans les œuvres belles.
Chez un Serge Clément, il s’agit aussi d’autre chose. L’espace de l’image n’y est pas pensé avant tout comme un assemblage d’éléments dans un certain ordre équilibré, ni comme une évocation qui nous fasse rêver. L’espace de l’image y est senti comme un champ continu de plus ou moins d’épaisseur ou de minceur, d’opacité ou de transparence, de gonflements et de retraits, de douceur ou de rugosité visuelle d’un milieu constitutif de la photographie, fait des remous d’une matière plus ou moins sombre. C’est sur ce fond sensible originel que viennent se mêler les réalités que sont les proportions entre les parties et les supports pour l’imagination.
Il y a là un domaine de contraintes et de difficultés qui est par cela même un espace de liberté et de possibilités ouvertes. Il y a là un chemin accepté qui va de l’apparition à la présence.
Apparition soudaine, contingente, imprévue de ce qui surgit devant l’œil ou le viseur du photographe. Mais alors que le reporter, comme professionnel, ne veut fixer qu’un document, figer un souvenir, l’artiste qu’est Serge Clément cadre d’emblée un instant vécu poétiquement, une vision par laquelle, soudain, le monde entier s’est pénétré d’une certaine atmosphère, une vérité d’avant ce que chacun peut en penser, une image sur laquelle nous aurons envie de revenir car elle nous fait revivre une réalité unique.
Présence : parce que l’apparition ne peut garder sa qualité particulière que si elle trouve sa juste incarnation en une matière objective, celle de l’épreuve photographique, qui dédouble l’instant vécu entre un souvenir de ce qui n’appartient plus qu’au passé et à la mort, et une présence continuée où l’imaginaire pourra toujours se ressourcer. En se réitérant dans le tirage, l’opération photographique permet de restituer, non sans efforts, un réel qui se suffit désormais à lui-même.
Serge Clément nous apprend à oublier ce que c’est, pour nous rappeler à ce qui est vu. Et dans ce passage, non avant, peut naître notre rêve. Non dans les considérations sur le sens, mais dans une communion avec le senti. Car dans la présence doit se maintenir la qualité de l’apparition.
Ainsi les choses les plus ordinaires peuvent se reconstituer en monde et révéler de surprenantes épaisseurs de réalité, les profondeurs qui se répercutent à l’intérieur de la présence.
En suspens dans le cristal sombre d’un reflet, un arbre, tout un paysage, apparaissent à l’intérieur du granit poli d’une pierre tombale. Car les choses aussi prennent des photos, lorsqu’elles sont lisses, à chaque instant autour de nous. Elles nous renvoient les images d’un monde endormi dans le dur poli des pierres ou des métaux. Pour le photographe au regard attentif, tous ces collègues éphémères et rêveurs lui révèlent que le monde existe en beaucoup plus d’exemplaires qu’on ne croit, et qu’il est fait de plus de mirages que de réalités.
Si la pierre peut recéler la clarté des paysages, l’ombre peut donner naissance à des êtres. Du moins en poésie photographique : cette main qui sort de l’ombre n’est plus pour nous quelque chose qui a échappé à la raréfaction de la lumière ; poétiquement elle émerge comme d’un plasma fécond dans les profondeurs duquel se passent de mystérieuses germinations.
Cet homme, qui semble se chercher lui-même à travers son ombre, nous rappelle qu’en photographie les corps ne naissent jamais que de la condensation des gris. Sa silhouette incertaine a plus de présence que bien des personnages détaillés car elle participe directement à la matière dont elle est faite.
Si l’ombre trouve ici une sorte d’existence biologique, et une profondeur qui est celle des humus et des fonds marins, la lumière, de son côté, acquiert comme une vie indépendante et une consistance vivante. La clarté semble alors rayonner comme d’un être autonome qui, tel le ver luisant, émet depuis sa force interne. Ainsi cette porte lumineuse qui se tord sur elle-même et tremble sous l’effet de sa propre énergie.
Démultipliée, rebondissante, crépitante, la lumière, souvent si douce, devient parfois un incendie que tout dévore, et détruit par son excès ce qu’elle révèle d’habitude.
Depuis les profondeurs noires comme celles d’une eau dormante jusqu’aux embrasements des blancs devenus aussi nerveux et vibrants qu’une électricité, les images de Serge Clément existent selon une vérité poétique qui s’étend et se meut parallèlement à la réalité reconnue, sage et conventionnelle. En elles se démontre cette vérité que Nietzsche nous enseigne : qu’en art le mensonge devient positif et qu’on ne peut que passer par lui pour toucher au vrai. Méditons cela : que cette démonstration est faite dans et par la photographie, si souvent accusée d’être coincée dans une objectivité prosaïque et sans écho. Chez Serge Clément l’art de la lumière s’ouvre tel un immense espace de poésie et de transfiguration où les choses et les êtres simples du monde viennent éclore comme des apparitions mystérieuses et vivre comme des présences obsédantes.
À la fois vitre translucide et miroir habité, cet ovale d’un blanc laiteux pourrait symboliser la photographie qui à la fois accueille et transfigure et qui, lorsqu’elle assume le cadre précis de l’art, sait faire passer les choses et les êtres de l’apparition à la présence.
Serge Clément vit et travaille à Montréal. Très actif dans le milieu québécois et canadien de la photographie, il expose régulièrement au pays et à l’étranger. Depuis la publication de son livre Cité Fragile, et la rétrospective organisée par le Mois de la Photo à Montréal en 1993, il ne cesse de raffiner son regard poétique sur les lieux, les choses et les gens. La galerie Jane Corkin, de Toronto, expose son travail récent au début de cet automne.
Jean-Claude Lemagny est conservateur général au Cabinet des estampes et de la photographie à la Bibliothèque nationale de France. Il a publié L’Ombre et la fiction (Nathan, 1992) ainsi que La Matière, l’ombre et la fiction (Nathan-BNF, 1994). Il écrit régulièrement des textes sur la photographie pour diverses revues et catalogues d’exposition.