[Automne 1995]
par Marie-Josée Jean
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Portfolio : Carol Dallaire, LE COMPLET BLEU ou l’apparence des choses qui ne sont pas des sons
Article : Carol Dallaire – Francine Dagenais, Taking leave of the focal point (Anglais seulement)
[…] le vraisemblable sans être vrai, serait le discours qui ressemble au discours qui ressemble au réel.
— Julia Kristeva
L’album infographique de Carol Dallaire Le complet bleu ou l’apparence des choses qui ne sont pas des sons semble reconstituer des scènes tirées du répertoire autobiographique de l’artiste. Ces scènes, d’une grande loquacité, nous révèlent deux aspects propres à l’image : d’une part, les effets de surface et le réel, d’autre part, ces effets conjugués aux souvenirs et aux mythes individuels. Ici, Carol Dallaire nous convie à expérimenter la quintessence même de l’image simulée : le réel transfiguré. Par le biais des technologies informatiques, Carol Dallaire soumet l’image photographique à des manipulations numériques. L’image mue. Elle acquiert dès lors la texture picturale et la facture propre au rêve – craquelures, flou, glacis, décoloration, striation, condensation et report exacerbent la surface de l’image. Carol Dallaire effectue un véritable « bricolage », au sens de Lévi-Strauss, afin de ciseler le réel à la mesure de ses mythes individuels. Il en résulte des images troubles et mouvantes qui nous incitent à circuler dans le hors-champ de la mémoire, au-delà du simple réel décalqué. Je m’explique. Par son pouvoir médusant, l’empreinte photographique fige en permanence des instants d’existence. Cette modalité particulière du photographique a longuement été considérée, à tort, comme le processus emblématique de la mémoire, c’est-à-dire comme le décalque, l’engramme d’un « ça a été ». Or, la mémoire ne reproduit pas simplement un événement passé, elle produit des souvenirs inférés par une vision du passé adaptée au contexte présent. Autrement dit, le souvenir est le produit d’un agencement, un devenir autre, qui lie inexorablement la mémoire, la perception et l’imagination. Les images de Carol Dallaire illustrent bien cet écart, jamais comblé, entre le réel et le souvenir. Ici, l’image change de nature, d’apparition, elle devient apparence.
Les images de la série Le complet bleu… sont constituées de trois fragments photographiques disposés symétriquement de façon à former un triptyque. De multiples points de vue se fragmentent sur la surface, produisant une tension subtile entre l’identifiable et l’insaisissable, entre le souvenir et l’oubli. Cette vision excentrée a pour effet de transformer l’histoire des images, de constituer de nouveaux récits. Divers motifs apparaissent en filigrane dans les multiples strates des images et se répètent de manière équivoque. Ici et là, nous apercevons une ombre portée, un complet bleu, un chapeau ou encore une silhouette diffuse qui surgissent de la matière telles des apparitions fantomatiques. Ces motifs hantent le récit. Ils nous engagent dans une circulation constante entre les images, par un jeu systématique de renvois. Cependant, ce dialogue entre les images est empreint d’ambivalence puisque les motifs s’indiquent et se dévoilent de la même façon qu’ils se dissimulent. C’est que la mémoire est un phénomène de discontinuités induites par l’oubli, et ce flou est indispensable pour établir les connexions entre les événements de la mémoire. Carol Dallaire s’est donc employé à reconstituer des images-souvenirs afin de combler ces vides.
De courts récits accompagnent les images, dans lesquels l’artiste explore les chasses-croisés du passé et du présent, à travers les souvenirs de I.L., de E.L. et de N.É., le chien. Ces commentaires marqués par le regret, la nostalgie et l’espoir, rendent visible l’insaisissable : l’émotion qui circonscrit chacun des souvenirs de l’artiste. Les épisodes de la vie de ces personnages nous introduisent dans un espace incertain où le réel et le factice s’entremêlent. Ce dispositif n’est pas sans rappeler les albums photographiques de Boltanski où il devenait difficile de distinguer le récit autobiographique de la mise en scène. Les récits de Carol Dallaire ouvrent donc un espace d’altérité où le souvenir n’est plus une réplique du réel mais une construction de l’imaginaire. Ces images-textes nous montrent la mouvance des souvenirs sans pourtant nous laisser pénétrer l’intrigue qui s’y joue. Le sens des images reste à jamais suspendu…
Carol Dallaire vit et travaille à Chicoutimi. Il termine présentement une maîtrise en arts plastiques à l’Université du Québec à Montréal. Depuis 1978, il a présenté son travail au Québec et au Canada, notamment à la Walter Phillips Gallery et au Centre Copie-Art. Il a participé en 1994 à un programme de résidence au Banff Centre for the Arts.
Marie-Josée Jean publie régulièrement des textes dons des revues et des catalogues d’exposition. Elle a organisé l’exposition Du réel subjugué au Centre des arts Saidye Bronfman et coordonné le colloque Présence de la photographie dans les collections des musées, tenu au Musée d’art contemporain de Montréal dans le cadre du MOIS DE LA PHOTO À MONTRÉAL. Elle termine une maîtrise en étude des arts à l’Université du Québec à Montréal.