[Hiver 1995-1996]
par Christian Gattinoni
Au lieu de la célébration, la photographie n’offre que les fines feuilles déjà fanées de la desquamation du réel en deux dimensions. Pourtant, ils sont nombreux celles et ceux qui persistent au regard des secrets à porter toutes sortes d’objets à représenter sur cet autel imparfait.
Les dieux lares du cliché ont quitté les albums en cuir, le marbre des cheminées et leur commun décorum pour transiter par les écrans de l’ordinateur domestique.
Ce que la photographie risque en son peu d’épaisseur, l’ordinateur en dénonce l’irréalité menaçante jusque dans l’exigence que Ginette Bouchard apporte à tester les limites du film à points stochastiques grâce à un logiciel actuellement parmi les plus perfectionnés. Il n’est pas sans conséquence pour l’art de cette fin du XXe siècle de penser que cet espace – « sans qualité », comme l’homme de Musil – puisse être la proie de ces artistes qui revendiquent jusque dans le souci de la totale matérialité de leur création.
Fabriquer papier et émulsion, travailler la sortie de son image avec pour risque extrême la dissolution de toute figuration, et puis oser le tour de main savant qui laisse ne s’inscrire qu’une Figure en décomposition, tel est l’enjeu possible d’un tel projet.
La matière en fusion qui broie le sel de platine à la taille du pixel ne procède pas par les seules accommodations. Des zones floues, en proie à la contamination des lignes en leur rigueur, marquent la révolution interne qui travaille présentement l’image. La querelle surannée qui continue de voir s’affronter les ayatollahs de la straight photography et les veto d’une photographie dite d’artiste ne tient pas face à la diversité revendicative des oeuvres.
Les modes d’accès se multiplient devant ces images dont l’impureté fondatrice n’a d’égale que la diversité des sources qui en nourrissent l’esthétique. Conséquence de cette richesse : les tentations sont nombreuses de jouer les références ; l’un les voit de la nature de la gravure, le second en réclame la paternité pictorialiste, l’autre encore pérore sur la tradition des documentaristes. Regardez à la fin du siècle dernier Adolphe Braun et les arrangements floraux qu’il réalisait pour de nouveaux papiers peints ; voyez comment il a plié les règles de la nature morte aux exigences de l’industrie décorative. N’est-ce pas là plutôt vertus d’architecte ? lui oppose son contradicteur. Mais d’autres alors d’affirmer que ce nouveau matiérisme aux chaudes tonalités nécessite des qualités certaines de dessinateur.
Cependant, les maîtres ici convoqués pourraient s’appeler Hippolyte Bayard, Minor White ou Joseph Sudek, puisque tout cela procède aujourd’hui des champs spécifiquement ouverts à partir de la photographie. Et que, comme pour ses Témoins silencieux, une de ses précédentes séries, Ginette Bouchard avance une apparente volupté décadente des gris pour mieux faire ressentir la scansion des temps successifs de l’image. Elle en projette le lien entre passé du médium et prospection des nouvelles iconographies.
De même que se poursuit son interrogation langagière, commencée avec celle du temps, jusqu’à se donner dans ses Empreintes mimétiques une écriture calligraphique autonome dont elle peut tirer ici les ressources fictionnelles : toujours hésitant entre pastiches et réels, nous obligeant à choisir, par-delà le soubassement simulé des ruines, l’abandon ou la persévérance du souvenir.
Prenant pour ligne haute de son projet le sursaut du curseur sur l’écran vital de contrôle, cette tachycardie du réel qui s’y lit nous oblige à penser ces vanités contemporaines comme résistance d’un effet nature ; le pourrissement de la matière se poursuit dans le virtuel, mais l’apologie de la trace marque la confiance dans les idées, dans les oeuvres, même sous cette forme sublime de la conscience du trop tard.
Artiste et professeure à l’École des arts visuels de l’université Laval, Ginette Bouchard expose régulièrement ses photographies au Canada et en Europe. Des catalogues sont consacrés à son travail, entre autres ceux des expositions Empreintes mimétiques et Témoins silencieux. Ses oeuvres font aussi partie de nombreuses collections ici et à l’étranger. Les oeuvres présentées dans ce numéro de la revue CVphoto sont tirées de la série Floris umbra, produite grâce à l’aide du Bureau de la recherche subventionnée de l’université Laval.
Photographe et critique d’art, Christian Gattinoni enseigne à l’École nationale de photographie (France). Il est aussi responsable des stages aux Rencontres internationales d’Arles. Cofondateur de Photolangage, il a publié récemment, chez Actes Sud, Photographie, les cinq sens, et chez P.C.B. Le Triangle, L’image de l’autre.