[Été 2008]
DHC – Art, Montréal,
22 février – 25 mai 2008
Nos souvenirs sont souvent peuplés d’un mélange d’images fictives et d’images de la réalité. L’omniprésence des images médiatiques dans notre société du XXIe siècle assure à ces dernières une place de choix dans notre mémoire collective. Il n’est pas rare que l’on croise une personnalité dans la rue et qu’on la salue en pensant qu’il s’agit d’une vieille connaissance. Après un instant on réalise que notre unique lien avec cette personne est unidirectionnel et passe par l’intermédiaire du petit ou du grand écran. Par l’hypermédiatisation du monde, la frontière entre mémoire individuelle et mémoire collective devient perméable. La récente exposition de John Zeppetelli à la fondation DHC-Art explore différentes facettes de cette médiatisation de la mémoire collective.
Intitulée ReConstitutions, cette exposition réunit neuf œuvres d’artistes reconnus internationalement qui, ensemble, abordent l’idée de la reconstitution d’images déjà médiatisées sous de très nombreux angles. Il y a d’abord Here and Elsewhere, œuvre vidéo de Kerry Tribe qui présente en diptyque une entrevue à caractère philosophique avec une jeune fille précoce.
Inspirée d’une série télévisuelle de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville de 1978, l’œuvre s’articule autour de la juxtaposition de deux images vidéo et de l’incorporation de lents plans panoramiques de villes européennes. L’espace unique de l’entretien est ainsi dédoublé et le temps s’y écoule dans une atmosphère poétique. Au sein de ReConstitutions, cette œuvre ralentit la déambulation des visiteurs et engendre un questionnement sur l’origine de leurs convictions, qu’elles soient collectives ou non.
Aux étages inférieurs sont exposées différentes œuvres de l’artiste canadienne Nancy Davenport. Workers (leaving the factory, 2007) est une fresque vidéo qui relie des travailleurs européens et leurs sous-traitants chinois. La caméra effectue un long déplacement horizontal et saisit une multitude d’ouvriers qui semblent figés dans leur environnement de travail. Ces images, présentées dans une séquence ralentie, alternent avec une animation sommairement produite d’une fusée qui tourne autour d’une planète et que l’on dirait sortie de l’imaginaire du célèbre bédéiste Hergé. La fusée tourne en accéléré dans l’espace alors que le temps semble s’être arrêté sur Terre. Cette œuvre est inspirée de deux films, l’un des frères Lumière (La sortie des usines Lumière, 1894) et l’autre de Georges Méliès (Le voyage dans la lune, 1902), mais la singulière combinaison des images agencées par Davenport crée une brèche temporelle énorme entre ces œuvres qui sont à l’origine du cinéma et les images des travailleurs. Elle expose ainsi les ramifications internationales du système économique actuel de la société occidentale.
Dans l’annexe de la fondation, une salle fortement illuminée par les pièces qui y sont exposées héberge douze projections qui constituent Deep Play (2007) de Harun Farocki. Cette œuvre s’intéresse à la finale de la Coupe du monde de football de 2006. L’artiste allemand y a regroupé une quantité impressionnante de bandes vidéo et d’animations, toutes produites par des réseaux de télévision pour la présentation de ce match. Ces projections vidéo transforment l’espace d’exposition en centre de commande aux allures militaires, où le temps semble tout à la fois ralenti, avancé, arrêté, prévu à l’avance ou reculé, selon les besoins des médias. Il en émerge une certaine confusion et un choc face au traitement des images qu’opèrent les médias. Force est de constater ici que l’action des médias transforme considérablement le message. Ce même message qui est absorbé tant par la mémoire collective que par les mémoires individuelles.
La dernière œuvre présentée dans l’annexe de DHC est la composition filmique complexe de Stan Douglas intitulée Inconsolable Memories (2005). Construite sous forme de boucles vidéo et audio doubles présentées en alternances irrégulières, l’œuvre génère des permutations sans cesse renouvelées. Le récit s’inspire de l’exode cubain de 1962 présenté dans le film Memorias del Subdesarollo (1968), mais la production de l’artiste canadien déplace le cadre temporel vers les années 1980. Cette œuvre intervertit constamment le passé et le présent afin de produire une infinité de récits. Toute notion du temps est rapidement abandonnée au profit d’une conception émotionnelle du présent. Cette vision demeure intentionnellement cahoteuse, comme l’est toute tentative de séparer entièrement et clairement ce qui est ancré dans le réel de ce qui est fictionnel.
Avec ReConstitutions, Zeppetelli s’attaque à un sujet tout aussi riche que complexe. Il explore de façon intéressante le rôle des médias dans la construction simultanée de notre mémoire collective et des mémoires individuelles. Ces reconstitutions sont d’autant plus fascinantes qu’elles rendent visibles des déplacements temporels importants. Chaque nouvelle re-médiatisation des sujets ouvre une brèche entre ce qui était, ce qui fut et ce qui est. On se retrouve donc à scruter un passé composé, notre passé, d’un point de vue contemporain. Quelle forme ce présent prendra-t-il dans notre mémoire collective de demain ?
Jean-François Bélisle est commissaire et critique indépendant. Il est titulaire d’un baccalauréat ainsi que d’une maîtrise en histoire de l’art de l’Université Concordia.