[Hiver 2005-2006]
VOX, centre de l’image contemporaine
Montréal
10 septembre au 22 octobre 2005
La commissaire Marie-Josée Jean a fait montre de beaucoup d’imagination pour intégrer un très grand nombre d’œuvres de cet artiste prolifique dans l’espace relativement modeste de VOX.
Avouons tout de suite un préjugé, la première période de l’art contemporain, comme catégorie historique, celle qui commence dans la seconde moitié des années soixante (avec ses précurseurs) et se termine à la fin des années soixante-dix (avec ses épigones), représente sans contredit le grand moment de l’art de la seconde moitié du xxe siècle. Iain Baxter appartient à cette période d’extraordinaire floraison intellectuelle où tout ce qui touche à l’art fut remis en question avec un radicalisme qui n’a jamais été égalé depuis. Après, dans les années quatre-vingt, les choses se sont pas mal gâtées. Maintenant, les jeunes générations jouent avec les miettes d’un programme esthétique de plus en plus clairsemé, chacun se cherchant qui un sujet, qui une cause comme autant de bouées sur une mer incertaine.
L’exposition de Michael Snow, qui avait lieu à l’UQÀM en même temps que celle de Baxter dans le cadre du Mois de la photo à Montréal, offrait l’occasion d’une comparaison intéressante pour comprendre ce qui se passait dans ces années-là. La démarche de Michael Snow précède, esthétiquement parlant, un tantinet celle d’Iain Baxter, et le passage de l’un à l’autre illustre bien la transition qui s’opère du minimalisme à l’art conceptuel. La comparaison est un peu boiteuse toutefois, puisque Michael Snow – notre Marcel Duchamp canadien – est peut-être le plus conceptuel des minimalistes, mais elle va comme ceci : les oeuvres de Snow, minimales en apparence mais perceptuellement complexes, requièrent une attention particulière de la part du spectateur qui doit déchiffrer le mode, ou le code, par lequel l’expérience de l’œuvre peut advenir. C’est toujours un « trip » que de regarder et de finalement comprendre une de ses œuvres. Dans l’art d’Iain Baxter, et dans l’art conceptuel en général, la dimension perceptuelle se trouvera réduite jusqu’à l’extinction au profit de la conception de départ. Car c’est souvent avec une nonchalance frondeuse que l’artiste conceptuel abordera la question de la forme matérielle qui doit concrétiser son idée, et qui se réduira parfois à une simple description par écrit. L’œuvre imitera l’apparence de documents légaux ou administratifs. Elle adoptera, dans les décisions régissant la mise en place des objets, toute la sensibilité d’un contremaître d’entrepôt. L’artiste s’associera au discours de la science, de la philosophie ou du monde des affaires pour produire des oeuvres plates et impersonnelles en apparence, mais qui repoussent en fait la dimension esthétique dans ses derniers retranchements, en une sorte de fin de partie où le jeu devient de plus en plus dépouillé.
Pour les spécialistes de la question – et ils sont légion, croyez-moi –, l’art conceptuel pourrait marquer l’abandon du projet moderniste de l’art pour l’art pour inaugurer une pratique postmoderne, plus tournée vers la réalité extérieure. Mais peut-être ce changement s’est-il produit plus tard, dans les années quatre-vingt, et alors c’est d’un tout autre postmodernisme dont il s’agirait. Fascinant, n’est-ce pas ? Moi, il y a des nuits où je n’en dors pas.
Iain Baxter est avec Ingrid Baxter, sa compagne d’alors, un pionnier de l’art conceptuel au Canada. Ils mettront sur pied une compagnie, fondée en 1967, pas fictive du tout puisqu’elle sera officiellement incorporée en 1969 : la N.E. Thing Co., la « N’importe quoi, incorporée », qui émettra même dix mille actions, naturellement sans aucune valeur. Se fixant comme but de « produire, manufacturer, importer, exporter, acheter, vendre et traiter de toutes sortes de choses », la N.E. Thing Co. affirmera que, dans l’avenir, elle « sera considérée comme ayant une influence majeure sur le développement de l’information visuelle sensible ». L’une de ses activités principales consistera à conférer à des choses et à des paysages variés des certificats attestant qu’ils satisfont aux critères de la compagnie, gestes, dira la compagnie, que « tous les hommes doivent reconnaître et noter pour la postérité ». Car il s’agit d’une compagnie importante qui, à en croire la littérature à son sujet, bénéficie de l’apport d’hommes de science hautement qualifiés, de consultants financiers, de recherchistes et de techniciens, qui se subdivise en de nombreux départements et possède plusieurs filiales. La N.E. Thing Co. exprima bien l’esprit anarchique et débridé de ces années tumultueuses qui permit à beaucoup de personnalités créatrices d’élaborer de fantastiques châteaux sur papier et même, débarrassées de l’obligation embêtante de donner corps à leurs idées, d’adopter un comportement gentiment mégalomaniaque. En France, par exemple, Ben signait tout : le ciel et n’importe quoi.
L’exposition présente des oeuvres de l’artiste datant de 1965 et 1966 – dates importantes dans l’histoire de l’art conceptuel – qui montrent qu’Iain Baxter est un pionnier de la première génération de cet art. Ce n’est pas un petit détail, ces dates, dans l’histoire de l’art conceptuel (le lecteur intéressé consultera la querelle ayant eu lieu entre l’historien d’art Benjamin Buchloh et l’artiste conceptuel Joseph Kosuth au sujet de la production de ce dernier en 1965) : vous êtes un petit génie si vous arrivez dedans, un suiveur opportuniste si vous arrivez après. On trouve dans l’exposition, pour l’année 1965, des moules de plastique pour fabriquer bidons et bouteilles, dégonflés et pendus au mur, à mi-chemin entre le pop art et le conceptualisme, et, pour l’année 1966, un appartement de quatre pièces, avec son contenu entièrement enveloppé de plastique – reconstitué en environnement, dans une galerie. Il y a une très belle série de photographies, de 1967, qui montre la même personne, dans une attitude invariable, représentant tour à tour des « verbes inactifs » : thinking, sensing, reflecting, feeling, planning, pondering, wondering. Il y a, en fait, beaucoup de photographies dans cette exposition. Une de 1969 montre, par exemple, le président de la compagnie faisant des bulles de savon. Dix-huit lithographies rassemblent, par la mention de l’heure et du fuseau horaire où elles ont été prises, des images photographiques classées en diverses catégories : flaques d’eau, petits feux (clin d’œil aux Small Fires de Ed Ruscha), cadrans d’horloge, portions de sol, ombres projetées, autoportraits, nus pas trop titillants, sans oublier les natures mortes, où l’on trouve la une d’un journal de langue anglaise avec en manchette – on est en 1970 – un article sur le duel FLQ-Trudeau.
La « compagnie » fera preuve de beaucoup d’audace dans l’exploitation du télex et du télécopieur. On voit ainsi certains documents, de 1970, en papier jauni de mauvaise qualité, où divers artistes proposent des idées d’œuvre d’art, transmises « de loin » grâce aux nouvelles technologies de télécommunication. Ils constituent l’élément le plus touchant de cette exposition.
Iain Baxter a aussi une signification historique particulière pour Vancouver, car c’est lui qui aurait mis en place, entre autres par son enseignement mais aussi par des premiers contacts internationaux, les conditions de fondation de la Vancouver School.
Il y a peu à dire au sujet des oeuvres plus récentes de l’artiste. Notons, parce qu’il est difficile de faire autrement, une œuvre faite en collaboration avec Louise Chance Baxter : une installation vidéo qui occupe une place énorme dans l’espace du centre. Le One Canada Video, de 1992, d’une durée de cent heures, consiste en une bande documentant la traversée en automobile du Canada tout entier, from coast to coast. La vidéo est projetée sur l’intérieur du pare-brise d’une automobile (une vraie), le spectateur étant invité à prendre place dans la voiture pour revivre le déroulement du voyage tout en écoutant une bande sonore qui est faite, je pense, de ce qu’on pouvait entendre à la radio en ce temps-là. Je crois bien avoir reconnu Peter Gzowsky, qui animait une émission du matin à la radio d’État de langue anglaise. Une blague circulait à l’époque à Vancouver sur ce monsieur Canada-comme-pas-un, et qui se raconte comme suit : M. Gzowsky, interviewant quelqu’un à la radio, commençait par cette phrase : « Donc, M. Machinchouette, vous avez tué vos parents à la hache et vous êtes canadien… »
Le One Canada Video comprend une multitude de cassettes et, au moment où je prenais des notes, on en était à la portion « Charlottetown to Borden, P.E.I., via Cavendish – Anne (of) Green Gables ». Une ode au Canada un peu gênante !
Serge Bérard est historien et critique d’art. Il vit au Québec.