Nobuyoshi Araki – Cyril Thomas

Palais de Tokyo
Paris
8 octobre 2005

Le 8 octobre 2005, une foule frénétique s’entasse au Palais de Tokyo, espace de création parisien, pour accueillir Nobuyoshi Araki, un des plus grands photographes japonais. Pour l’événement, Araki est accompagné de ses assistants et de sa muse du moment : Kaori, modèle auquel il a déjà consacré une exposition ainsi qu’un recueil1. Depuis leur rencontre en 2001, Araki réalise de très sensuels portraits en pied de Kaori, délaissant l’obscène mais relevant, par le grain de l’image en noir et blanc, le teint si pâle de celle-ci. Le regard dépasse le simplement photographique pour pénétrer l’univers du Arakinema. Inventé par l’artiste en 1986, l’Arakinema se définit comme une performance combinant musique, photographie et cinéma. Au Palais de Tokyo, le dispositif est l’un des plus ambitieux jamais réalisés : la performance sera entièrement filmée par deux caméras et servira de matériel principal pour la réalisation d’un DVD.

Selon son créateur, l’Arakinema serait une relation sexuelle entre les images, la vie et la mort. Pas le temps de méditer cette réflexion, car les paroles de la chanteuse Barbara résonnent déjà dans l’enceinte du Palais. Dès les premières notes de musique, Kaori entre en scène et entame une chorégraphie photographiée par Araki. Les mouvements du modèle suggèrent une chorégraphie personnelle, centrée non pas sur les rythmes musicaux mais bien sur le rapport qu’elle entretient avec l’appareil photographique. Pendant une vingtaine de minutes, les spectateurs assistent silencieux à un lent effeuillage, tandis que les paroles de Barbara et les flashs des Polaroid remplacent au fur et à mesure les vêtements. Les épreuves sont ensuite confiées aux assistants qui, dès leur révélation, rétroprojettent les Polaroid sur un écran cinématographique pour créer un univers temporel imagé en suspension. Kaori se contorsionne et se plaît à surprendre Araki en se dégageant de l’emprise de l’appareil au dernier moment. Inlassablement, Araki continue à l’approcher, à rôder, à trouver le nouvel angle. Il tente de saisir au maximum les expressions de son visage et de son corps. Les chansons s’enchaînent et Kaori, maintenant au sol, cache son visage en ramenant ses cheveux sur le devant : elle ne lui offre plus que son corps laiteux, son sexe, ses bas rouges et ses hauts talons mauves. Araki se retrouve au-dessus d’elle, tel un chasseur d’images satisfait de son travail. Face à lui, Kaori est prisonnière, une proie épuisée et facile à appréhender. Dans un sursaut, elle se dégage et s’adosse alors au mur blanc. Les spectateurs, fascinés, attendent la moindre parole d’Araki. Mais ce dernier ne dit mot, simplement il lui sourit. Les dernières images projetées défilent sur l’écran, Barbara s’est tue, Araki lui prend la main et ils quittent la scène sous un tonnerre d’applaudissements.

La beauté de cette performance réside non pas dans la surenchère du dispositif ni dans le choix des cadrages, mais bien dans la monstration de la complicité qui unit le photographe et son modèle. Plus la performance avance, plus le dispositif devient visible. En naît ainsi une double temporalité : celle du spectacle qui se déroule sous les yeux du spectateur et celle liée à la concrétisation du moment passé par la monstration des images projetées. L’instant passé de la prise de vue s’incarne dans la projection de l’image tandis que le présent s’offre également sous nos yeux dans l’acte. Araki propose un aval du photographique. Il amène le photographique vers le cinéma, rejoignant le travail de Vertov dans L’homme à la caméra lors de la séquence montrant le photogramme du film. Cette performance dévoile les moyens, les outils du photographe et le cadre de naissance des images en dissimulant une partie de son objectif. Pour le spectateur, il s’agit de regarder l’acte photographique d’Araki en partant d’un motif précis, celui de la gestualité langoureuse du modèle, et de percevoir, par la projection d’images et dans un décalage temporel, les résultats en images de l’action qui a d’abord été vue. Au-delà de l’aspect voyeuriste, une question demeure sur ce que donne à contempler une telle performance. Une des réponses possibles réside dans le fait de voir Araki à l’oeuvre, poussant à l’extrême la figure du photographe. Par cette parodie, Araki ajoute une voix de plus à son réseau fictionnel, l’action vient alors compléter ses écrits afin de provoquer l’image sexuelle chez le spectateur.

De cette performance, il subsiste une série de 154 Polaroid encadrés et deux films visibles au Palais de Tokyo. Le premier film, Arakinema (sans titre), retrace la performance, tandis que le second intitulé Arakinema. L’été dernier permet de contempler des paysages urbains saisis par Araki en 2002-2004, et mêlés à ses négatifs et photographies prises dans les années 1980. Ces dernières sont transformées par modifications chimiques et par ajouts de couleurs directement sur le négatif. Son oeuvre, si diverse soit-elle, se construit autour de quelques grands thèmes sur lesquels Araki opère des variations et l’Arakinema y remplit une fonction d’unification. Ainsi, Araki réalise une équivalence intéressante entre cette série d’images de l’action et ce DVD. Dans ses Polaroid, les flashs des téléphones portables et autres appareils numériques utilisés par les spectateurs viennent marquer l’image de striures blanches. Araki commence à ajouter des couleurs et des rayures dès 19902 ; par ce truchement des Polaroid, il réalise un lien temporel avec ses productions antérieures pour construire une œuvre cohérente3.

Pour conclure, la performance articule, en cette fin d’année 2005, expositions et publication : deux expositions européennes, à Amsterdam et à Londres, première grande rétrospective en quatre mille clichés d’Araki, ainsi que la publication d’un ouvrage de huit cents pages paru chez Phaidon4.

1 N. Araki et J. Turnern, Kaori, éd. Reflex New Art Gallery, Amsterdam, 2005.

2 Il débuta avec la série intitulée Sexy Girls in Color en 1990, Cf. Araki by Araki : The photographer’s Personal Selection 1963-2002, éd. Kodansha International, Tokyo, 2002, p. 254-255.

3 En effet, un lecteur attentif peut suivre l’évolution de cette approche, en observant les variations d’ajouts et de rayures, après le corps et sous la forme d’un hommage à sa femme, il applique cette technique à la série intitulée Sky Scenes en 1991. (Cf. N. Araki, Kukei/kinkei, Laments, précisément dans le volume 1, Skyscapes, éd. Sinchosha, Tokyo, 1991.) À titre indicatif, on se référera aux séries Obscene Photographs en 1994, puis aux Fin de siècle Photographs en 2000, aux Lust Flower et Lust Crazy de 2001 et aux Skyflowers de 2002. (cf. Araki by Araki : The photographer’s Personal Selection 1963-2002, op. cit., p. 304,306, 388-389, 398-399.

4 A. Miki, Y. Isshiki et T. Sato, Nobuyoshi Araki, Self, Life, Death, éd. Phaidon, Londres, 2005.

Cyril Thomas est doctorant en histoire de l’art contemporain à l’université de Paris-X Nanterre et membre du Centre de recherche Pierre Francastel.