[Printemps 1999]
Sous la direction d’Emmanuelle de l’Écotais et Alain Sayag, Paris, Centre Georges Pompidou/Seuil, avril 1998, 260 pages.
Si Man Ray vivait en cette fin de siècle, que penserait-il des nouvelles possibilités techniques de manipulation de l’image photographique? Parions qu’il saurait transgresser à nouveau les maniérismes esthétiques pour nous offrir des images déconcertantes et inédites. Expérimentateur doué, le talent de Man Ray fut de pratiquer des techniques qui marquèrent son époque. La surimpression, la solarisation et les rayogrammes catalysèrent alors une transformation majeure des attentes à l’égard du médium photographique. Les œuvres de Man Ray auront certainement permis de situer la photographie au cœur du débat artistique de son temps.
Si l’ampleur et l’impact de la production artistique de Man Ray sont choses connues, l’importance de son travail commercial l’est cependant moins. Man Ray a aussi exercé le métier de photographe comme «besogne alimentaire» et cet aspect fut un peu boudé par les historiens de la photographie. Le projet original de cet ouvrage, comme de l’exposition qu’il accompagne, consiste à éliminer cette distinction formelle simpliste entre les travaux commerciaux et les travaux plus personnels. Regroupés selon les grands axes de la production de Man Ray (le métier, l’expérimentation, la création), les œuvres présentées proviennent non seulement de ses explorations artistiques mais aussi de ses travaux commerciaux. Cet ouvrage est certainement le plus complet paru sur l’œuvre de Man Ray jusqu’à présent. Plus de 280 pièces, variantes d’images connues, images inédites, curiosités photographiques se voient éclairées et mises en perspective par les textes de spécialistes internationaux.
Les recherches doctorales d’Emmanuelle de l’Écotais sont à l’origine de ce projet. Elle nous présente d’ailleurs un extrait de sa thèse : «La photographie authentique». Dans ce texte, de l’Écotais reprend les résultats d’une enquête qu’elle a menée à même le fonds Man Ray reçu en dation en 1994 par le Musée national d’art moderne (environ 13 500 négatifs, 5 000 contacts). Elle analyse la manière de travailler du photographe et fait remarquer entre autres choses que 25% des contacts détenus par le MNAM portent la trace d’un recadrage, ce qui correspond à peu près au nombre d’images réellement utilisées. Donc, il n’existerait pas, toujours selon son enquête, un seul négatif qui n’ait été tiré, tel quel, «plein cadre». C’est dire à quel point Man Ray accordait une importance première au travail en chambre noire. Il est par ailleurs fort intéressant de voir tous ces contacts découpés au crayon noir. On nous en présente un grand nombre. Il semble, à cet égard, que la dimension poétique ait été privilégiée dans la conception du projet. Sur chacun de ceux-ci, on voit bien le travail minutieux de recadrage effectué par Man Ray. Toujours selon de L’Écotais, le photographe composait toutes ses images avec beaucoup de recherche dans le détail et l’emploi de différents accessoires démontre également, qu’outre le travail en chambre noire, la mise en scène jouait un grand rôle dans la fabrication d’une image.
Pour demeurer créatif, «il faut prendre la photographie à l’envers» disait Tristan Tzara c’est-à-dire défaire cette transparence et mettre à jour les fondements physiques et chimiques du dispositif photographique. Man Ray aura eu sans conteste ce talent de voir le monde à l’envers, de le morceler d’une façon originale et inédite. Les catégories du surréalisme semblent certes les plus adéquates pour qualifier ces effets que Man Ray obtient de son médium. Des effets qui teintèrent également sa pratique commerciale comme le souligne Serge Bramly, dans un texte où il analyse ses photographies de mode. Man Ray connaîtra un succès considérable en ce domaine. Les agences de publicité comme les magazines furent véritablement en quête d’inédit dans les années trente et l’art n’aura jamais été aussi en vogue. Man Ray collaborera de manière régulière au magazine Harper’s Bazaar de 1934 à 1940.
De la «représentation d’un espace non euclidien» aux «rapports entre Duchamp et Man Ray», les nombreux thèmes abordés dans cet ouvrage témoignent des multiples facettes de son entreprise photographique. On y soulève également, en parallèle, des questions importantes sur la valeur historique et marchande du «vintage». Dans un entretien avec Lucien Treillard, le MNAM se demande si l’œuvre originale de Man Ray ne se limiterait pas aux tirages anciens. On y soutient que les premiers tirages effectués posséderaient une espèce d’aura qui se serait épuisée à force de reproductibilité. Pour Treillard les tirages effectués pour la Photokina en 1960 ne sont qu’une approximation par rapport à l’œuvre originale. Cette question du «vintage» suscite de plus en plus d’intérêt chez les collectionneurs et les conservateurs de photographie. N’y a-t’il pas paradoxe à projeter un schéma de l’ordre de la relique sur des œuvres qui sont théoriquement reproductibles? C’est dire comment les observations de Walter Benjamin ou de Roland Barthes imprègnent toujours les discours sur la photographie. Bref, un ouvrage somptueux qui donne matière à réflexion.