George Legrady, Cell Tango et Pockets, Full of memories – Jean Gagnon, Les images en transit de George Legrady

[Automne 2008]
Cell Tango, le plus récent projet de George Legrady, consiste en une archive dynamique de photographies prises au moyen de téléphones cellulaires auxquelles sont associées des termes d’indexation. Présentée sous forme de projection murale, l’œuvre déploie devant les visiteurs une constellation d’images et la structure textuelle de leurs relations. Le précédent projet de Legrady, Pockets Full of Memories, était construit sur une structure similaire. L’auditoire était invité à contribuer activement à l’archive en numérisant un objet qu’ils avaient en leur possession et en lui attachant quelques mots-clefs. Constituées d’images relativement banales, ces œuvres cherchent à mettre en relief les structures textuelles et les codes qui régissent la circulation et l’accès au contenu du Web.

by Jean Gagnon

On aura pu voir certaines de ses œuvres récemment à la Galerie Pari Nadimi à Toronto1, images produites à diverses époques de sa carrière, ainsi que certaines images tirées de ses œuvres interactives. L’une des plus récentes installations de l’artiste, Cell Tango: Global Collaborative Visual Mapping, nous donne l’occasion d’un retour sur le parcours de ce photographe, l’un des pionniers de l’usage intensif de l’informatique dans un contexte de pratique artistique, devenu depuis professeur à l’Université de Californie à Santa Barbara où il peut aussi, en tant qu’artiste, poursuivre des buts scientifiques et technologiques. Bien que ses travaux de recherche émanent d’une impulsion d’abord artistique, Legrady, comme plusieurs de ses collègues, les a orientés de façon à explorer les capacités des systèmes de gestion et d’échange de données, nouvelles possibilités qu’offrent les technologies de l’information.

C’est à Montréal que Legrady, d’origine hongroise, commence sa carrière artistique, et son outil de travail est une caméra photo. Étudiant au Collège Loyola, il y rencontre un professeur, Charles Gagnon, qui le marquera et l’orientera vers une approche plus conceptuelle, ou même analytique, de la photographie. Les images qu’il produit à l’époque, les séries des Objets trouvés (1976) et celle des Objets flottants (1980), sont marquées de cette découpe froide qu’effectue la technique (ici l’appareil photo, l’instantané, le flash) afin de découper et d’extraire d’abord les objets et ensuite les images elles-mêmes de leur contexte référentiel. Les objets flottants, par exemple, sont trouvés dans des chantiers de construction, la nuit, et l’artiste les projette devant lui et les capte d’un déclic de caméra et de flash; il en résulte une abstraction étrange, ni belle, ni révélatrice, seulement un « décollement » de l’objet du « réel » qui annonce déjà ce que les œuvres numériques vont marquer de manière encore plus forte, à savoir que l’image délocalisée peut elle-même devenir l’objet d’une hyperindexation la remettant en circulation grâce à des systèmes sémantiques et syntaxiques informatisés dans lesquels le langage joue un rôle important.

Ainsi, la pratique photographique de Legrady, dès ses premiers travaux, l’entraîne vers une esthétique du décollement, de la délocalisation, qui lui permettra plus tard, grâce à l’informatique, de concevoir une esthétique du transit des images, une hypermédiation par laquelle les images trouvent leur sens par leur contact et l’interconnexion avec d’autres images. Ce faisant, Legrady mettait en cause, dès les années 1980, la photographie comme preuve, comme document ou comme signe, il la faisait basculer dans un non-lieu intempestif de la matière et du geste photographique; en figeant les images des objets dans cette éternité inchoative, il ne laisse aucune prise à l’aura du « moment décisif » qui hantait la photographie. Par les opérations qu’applique Legrady aux images, il adopte une position postmoderne où les images sont des simulacres ouverts aux jeux des indexations, livrées aux jeux de langage.

Les images de Legrady, celles qu’il réalise par la photographie, celles qu’il trouve parce qu’elles circulent dans la sphère médiatique et qu’il engage dans ses travaux, sont ainsi détachées de leurs contextes référentiels, mais elles gagnent en virtualité et en vélocité circulatoire. Dans les œuvres interactives des années 1990, surtout The Anecdoted Archive of the Cold War (1994) et Slippery Traces (1996), il commence à utiliser des bases de données avec lesquelles les spectateurs, promus au rôle d’interacteur, jouent. Bases de données dans lesquelles les spectateurs naviguent, comme on naviguerait dans un fleuve, recomposant parcours et dérives, paysages et berges. Dans un registre plus personnel, l’archive « anecdotée », il place deux horizons médiatiques face à face, celui de l’Ouest capitaliste et celui de l’Est communiste, dans une réflexion profonde sur les rapports d’un sujet historique avec les horizons imaginaires qui l’entourent et l’informent. Cette archive « anecdotée » est aussi l’une de ses œuvres les moins analytiques et les plus narratives, mais d’une narrativité sans narrateur. La base de données joue le rôle d’ordonnateur et permet de créer à chaque fois une nouvelle trame, d’ordonnancer à nouveau la discordance des images en une concordance pour l’usager.

Dès Slippery Traces, l’artiste retourne à la distance qui caractérise sa relation à l’œuvre en tant qu’auteur et il laisse les visiteurs naviguer dans une base de données de cartes postales et créer des liens entre les images dont les principes peuvent au demeurant rester sous-jacents. Tim Druckrey écrivait à ce sujet : « …La structure sous-jacente de Traces glissantes repose aussi sur une sorte de théorisation de la banque de données perçue comme signification immanente. »2 C’est ici que surgissent, dans les travaux de Legrady, les métadonnées qui indexent et relient les objets dans la base et l’impossibilité de fermeture préalable des combinaisons, des parcours ou des lectures singulières possibles. Que les principes de transitivité des images reposent sur des glissements proches d’opérations de l’inconscient, ou qu’on les explique par d’autres moyens, celles-ci sont prises désormais dans les rets et les jeux d’une hyperindexation. Cette tendance prendra de plus en plus d’ampleur dans les travaux plus récents de Legrady, de Pocket Full of Memories (2003-2007) jusqu’à Cell Tango (2007).

Si dans son Archive, Legrady se préoccupe de narrativité, dans la plupart de ses autres travaux son intérêt ne porte pas tant sur les récits qui entourent les images que sur la couche sémantique qui ordonne les relations entre les images; or ces relations prennent une tournure moins narrative et plus indicielle : les mots, les tags, les taxonomies que fournissent les usagers ne participent pas tant à une hypernarrativité du Web qu’à donner un nouveau type d’ancrage à ces images, sons et textes en transit dont il reste encore à mesurer l’impact et les enchevêtrements entre les niveaux symbolique, fonctionnel et réel (pratique) des systèmes de gestion de l’information dans le champ artistique ou culturel. Autrement dit, comment qualifier le rapport des usagers à toutes ces images ? Quelle en est l’esthétique ?

Les images de Legrady, celles qu’il réalise par la photographie, celles qu’il trouve parce qu’elles circulent dans la sphère médiatique et qu’il engage dans ses travaux, sont ainsi détachées de leurs contextes référentiels, mais elles gagnent en virtualité et en vélocité circulatoire.

Comme plusieurs autres, Legrady investit maintenant ce non-lieu du cyberespace, cet espace-temps véloce du transit des images. Il en explore les dimensions culturelles et sociales par le moyen de la téléphonie mobile et de ses capacités de transmission d’images que captent des gens au quatre coins du monde. En explorant les système de gestion de ces données photographiques, en permettant le « tagage », en s’ouvrant à une « folksonomy », en traçant les images par des métadonnées telles l’heure ou le lieu de transmission, la localisation de l’adresse IP, Legrady s’intéresse surtout, comme avant, à faire « voir l’invisible », expression qu’il emprunte à Paul Virilio et qui définit sa position analytique.3

1 George Legrady, David Rokeby, Rhonda Weppler & Trevor Mahovsky et Jennifer Stillwell – Exposition de groupe du 19 janvier au 23 février 2008.

2 http://www.fondation-langlois.org/ legrady/f/textes/druckrey3.html, p. 8. 3 juillet 2008.

3 En 1997, alors que j’étais conservateur des arts médiatiques au Musée des beaux-arts du Canada, j’avais réalisé, avec Pierre Dessureault du Musée canadien de la photographie contemporaine, une exposition rétrospective du travail de George Legrady. À cette occasion, nous avons publié un catalogue-cédérom conçu par l’artiste. Il est maintenant accessible en ligne par les soins de la Fondation Daniel Langlois : www. http://www.fondation-langlois.org/legrady/.

Jean Gagnon est commissaire d’exposition et critique d’art. Reconnu comme spécialiste de l’art vidéo dès les années 1980, il observe plus particulièrement les rencontres de l’art avec les technologies. Il est, depuis mars 2008, directeur de SBC galerie d’art contemporain à Montréal. De 1998 à 2008, il a été directeur général de la Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie. De 1991 à 1998, il a été conservateur des arts médiatiques au Musée des beaux-arts du Canada.