[Hiver 2014]
Thomas Demand
Animations
DHC/ART, Montréal
Du 18 janvier au 12 mai 2013
La pratique de l’artiste allemand Thomas Demand combine principalement sculpture et photographie pour des reproductions simulées de lieux ayant été souvent le théâtre d’évènements connus, et même parfois retentissants. À cette liste des médias utilisés, il faut maintenant, tel que le démontre l’exposition présentée à DHC/ART commissariée par John Zeppetelli, ajouter la vidéographie. Et celle-ci, comme les autres, viendra nourrir une esthétique fortement préoccupée par la simulation et la reprise. L’image à l’origine de chaque pièce témoigne la plupart du temps d’un évènement ou bien troublant, ou bien à caractère violent. Ainsi, Escalator (2001) renvoie à des images d’une vidéo de surveillance montrant un escalier roulant londonien, près du pont de Charing Cross, où deux passants ont été attaqués par un gang. Il y eut même, à cette occasion, mort d’homme. En une sorte d’hommage funèbre à cette triste affaire, Thomas Demand a recomposé, grandeur nature, la scène de ces escaliers. Les marches mécaniques de l’un montent ; celles de l’autre descendent. Il a réalisé le tout en papier et a, par la suite, photographié la maquette ainsi créée. Vingt-quatre images plus tard, il avait le matériel nécessaire pour faire un film. Dans l’espace de la galerie, le projecteur 35 mm est là, bruyant, reprenant en boucle ces vingt-quatre images qui en viennent à composer une animation filmique. Devant ce travail, on se surprend à s’interroger. Et si le film issu de la caméra de surveillance a pu offrir une preuve tangible des évènements, de quoi cette reprise simulée se veut-elle le témoignage ?
La projection vidéo Pacific Sun (2012) est un autre exemple de la méthode de Demand. L’artiste a été inspiré par un clip diffusé sur YouTube, montrant une salle à manger d’un bateau, ballotté par de fortes vagues, qui navigue entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Alors que l’image reste fixe, ce sont, à l’opposé, meubles et accessoires qui tanguent de gauche à droite, valsant et valdinguant de façon répétée, allant d’un extrême à l’autre du cadre, en sortant parfois. Le film original montrait aussi des passagers, disparus dans la version qu’en a faite Demand, recréant totalement le tout, rappelons-le, grandeur nature, en carton et en papier. La création de cette courte pièce a nécessité 12 mois de production et résulte de la mise à la file de 2400 photogrammes. Si cette dernière pièce est certes la plus ambitieuse sur le plan technique, ce sont sans doute Yellow Cake et Embassy, toutes deux des œuvres de 2007, qui soulèvent le plus une interrogation à caractère métaphysique sur le statut et les possibilités de la représentation du réel, au plus près de ce qui préoccupe l’artiste allemand. Les deux sont liées en ce qu’elles offrent des images de la même source référenciée. La première est à nouveau une projection autour de laquelle les huit images, en série, de la seconde viennent graviter. Il s’agit ici de constructions de papier et carton, comme toujours, reproduisant les aires de la modeste ambassade du Niger, sise dans une tour à appartements en banlieue de Rome. Les images sont celles d’intérieurs fonctionnels, un rien mornes, typiques d’une administration de pays pauvre.
Dans la salle choisie pour la présentation de ces images et de cette projection, l’artiste y est allé, sur les murs, d’une installation de papier peint aux lignes verticales qui donnent l’impression de colonnes métalliques grisâtres, aux tons froids. Cela renforce le sentiment d’avoir affaire à des lieux sans personnalité, éteints. Mais cette référence est tout sauf anodine. Cette construction a été inspirée par le fait que ladite ambassade a fait l’objet d’un cambriolage, la veille du jour de l’an 2000. Les voleurs avaient alors fait main basse sur de la papeterie et d’autres articles sans réelle importance. Des mois plus tard, des documents, portant l’estampille officielle de cette ambassade, sont apparus. Ils relataient l’achat, par Saddam Hussein, de yellow cake, une forme d’uranium pouvant servir à la fabrication d’armes nucléaires. Même si des experts ont rapidement évoqué la possibilité bien réelle que ces documents aient été contrefaits, ils ont servi de prétexte aux Américains pour entrer en guerre contre l’Irak.
On comprend facilement que cet épisode ait semblé tout désigné pour être exploité par Thomas Demand. Tout d’abord, la contrefaçon repose tout entière sur une construction faite avec du papier ; ce qui a certes dû lui apparaître d’une ironie tout à fait savoureuse. De plus, on a là une forgerie à la duplicité sans nom, et aux conséquences d’une grande magnitude. La réalité engendrée par cette manipulation est d’une ampleur peu commune et elle ne repose sur aucune réalité assertive, que sur un mensonge bien opportun. L’image photographique elle-même pourrait-elle sembler aussi opportune, au point que ce soit la réalité qui en vienne à se montrer, elle, inopportune et même travestie ?
Une même ironie a certainement présidé à la création de la pièce montrant une caméra de surveillance, alors que celle-ci est un outil précieux permettant à Thomas Demand d’aller à la rencontre de scènes inspirantes.Finalement, Rain (2008) est une projection fort simple mais dont la force d’évocation est particulièrement efficace. Il ne s’agit pourtant que de la reproduction d’une pluie battante, tombant avec force sur une surface dure. Mais il y a quelque chose de dérangeant dans cette mise en spectacle crépitante. Il s’avère en fait que ce sont là des emballages de bonbons n’apparaissant que le temps de trois photogrammes, le tout étant filmé à travers plusieurs couches de verre. La pétarade est ainsi entièrement simulacre, formant, avec des éclaboussements en rafales, une étrange chorégraphie. Cette dernière œuvre, nous permet de comprendre à quelle enseigne loge l’artiste. Tout réside, et cela entièrement, dans le concret de la construction du réel, particulièrement quand il devient impossible de distinguer, depuis la source ou dans la finalité de l’image, ce qui peut être véridique et ce qui ne l’est pas. L’œuvre, elle, est bien réalité, toute bien contenue en sa matière.
Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision et Papal Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur de l’essai Chambre obscure : photographie et installation et de quatre recueils de poésie.