VOX, centre de l’image contemporaine
Du 15 novembre 2014 au 21 février 2015
Par Guillaume Lafleur
Le centre VOX présentait il y a peu deux installations filmiques du cinéaste expérimental James Benning. En parallèle avait lieu, aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal, une rétrospective du cinéaste, associé depuis le début des années 1970 à la mouvance structurelle du cinéma expérimental américain. Cette mouvance se caractérise par des partis pris formels à partir desquels le film se construit, approche qui a particulièrement fleuri dans un contexte documentaire. L’originalité et la force de ce courant se font ressentir aujourd’hui dans la production documentaire narrative plus normée, y compris le long métrage.
One Way Boogie Woogie 2012 et Stemple Pass sont en continuité avec cette approche structurelle. One Way… est une multi-projection à six écrans présentée dans la première salle, tandis que Stemple Pass est projetée sur un écran de cinéma standard, dans la deuxième salle de la galerie. Bien que ces deux œuvres soient distinctes, leur cohabitation incite à faire un lien entre elles.
Commençons d’abord par cerner le propos de la première œuvre. Les six écrans qui occupent deux murs (quatre sur le mur de droite et deux sur le mur du fond), représentent des moments filmés dans différents coins de Milwaukee, ville où l’auteur a passé son enfance. Plutôt que de représenter des endroits jouant explicitement de la référence mémorielle, l’auteur montre des lieux relevant de ce que Gilles Deleuze appelait joliment des « espaces déconnectés », c’est-à-dire que les lieux exposés sur les six écrans témoignent de l’urbanité nord-américaine et n’ont pas de liens entre eux, si ce n’est la portion de la ville où ils se trouvent, comme nous allons le comprendre. Nous voyons un entrepôt situé dans un secteur industriel, une route dans un quartier semblable où roulent des voitures, etc. Au bout d’un moment, chaque image passe au noir, puis les lieux sur les écrans s’intervertissent. Benning suggère que cette chaîne de projections peut être lue comme un seul film.
Comme il est souligné dans la documentation accompagnant l’exposition, « [c]e qui ressemble, de prime abord, à une série de plans ordonnés au hasard se révèle progressivement être un seul film de quatre-vingt-dix minutes, projeté de gauche à droite sur les six écrans depuis six points de départ différents mais équidistants ». Comment comprendre cette grille de lecture, dans la mesure où un point de vue sur une cheminée d’usine, ou encore sur une enseigne en hauteur épelant le mot Ambassador en néon rougeoyant, participe en fin de compte de la production de six tableaux distincts en plans fixes dont le lien narratif demeure ténu ? La donne narrative brouille ici les pistes d’interprétation plutôt qu’elle ne les suscite.
Le lien que l’on peut faire entre la première œuvre et la seconde (toutes deux réalisées en 2012) a trait à cette intégrité du cadre toujours fixe dont le sens et la portée, rattachés au point de vue, s’appliquent peut-être à échapper à l’interprétation traditionnelle. James Benning n’a pas été élève de David Bordwell en vain, lui qui a incarné le pragmatisme universitaire américain, introduisant dans un seul et même système théorique la construction du récit cinématographique. L’on pressent que l’une des issues à ce système parfois oppressant, pour un cinéaste expérimental qui veut forcément en découdre avec la forme, peut consister à désinvestir le cadre de toute intentionnalité, c’est-à-dire de point de vue. En effet, rarement le cadre peut-il ici être rattaché au point de vue, pour esquisser une réponse à la question « qui regarde ? ».
Dans Stemple Pass, il n’y a qu’une façon de répondre à cette question et elle est factuelle, concrète : le point de vue correspond au lieu où l’on a posé la caméra pour cadrer. Cette œuvre fait allusion à la figure de Ted Kaczynski, mathématicien et terroriste surnommé Unabomber qui a, pendant vingt ans, commis des actes meurtriers aux États-Unis, en ciblant notamment des professeurs d’université et des hommes d’affaires et en mystifiant le FBI. Dans la société de contrôle actuelle, le réflexe interprétatif du critique devant une œuvre expérimentale de cette sorte, où la caméra est fixe, où la durée même du plan semble suppléer au point de vue pour le spectateur, aurait pu consister en l’évocation de la caméra de surveillance. Or, cela paraît intenable. La caméra est de toute évidence posée en hauteur, peut-être dans un arbre face à une petite cabane dont seule la fumée qui se dégage de la cheminée témoigne d’une présence, inscrite dans le champ de l’image. Mais, au bout d’un moment, l’on entend une voix lire le récit qu’avait transcrit Unabomber dans un cahier en 1985, récupéré après son arrestation par le FBI, avant d’être décodé et utilisé par James Benning, qui en a fait la lecture en 2011.
Le regard du cinéaste passe donc par la voix et celle-ci pose de manière indistincte entre son point de vue et celui de l’Unabomber. Mais le cinéaste ne s’identifie pas à ce dernier ; il en est détaché ; il est son interprète objectif. Les cahiers de l’Unabomber étant codés et chiffrés, c’est en l’occurence le Benning mathématicien qui intervient pour en faire l’interprétation, puisqu’il est titulaire d’une maîtrise en mathématiques de l’Université du Wisconsin. En ce sens, cette seconde œuvre offre des clés pour comprendre aussi la première. Le cinéaste adopte le rôle du transcripteur ; il enregistre, sans chercher à témoigner ni à contempler. Sa caméra, sous un cadre fixe, enregistre une réalité matérielle que les projecteurs haute définition en place dans la galerie décodent. C’est ce que nous voyons, et peut-être Benning est-il aujourd’hui l’un des rares cinéastes travaillant en numérique qui a su malicieusement, par son approche structurelle, exprimer les effets et les conséquences formelles immédiates de ce format qui domine le monde des images en mouvement.
Guillaume Lafleur a publié de nombreux articles, notamment à propos de l’histoire du cinéma québécois et du cinéma expérimental. Il est programmateur-conservateur du cinéma québécois et canadien à la Cinémathèque québécoise.