Musée des beaux-arts de Montréal
Du 18 février au 24 mai 2015
Par Vincent Lavoie
Comment photographier la tragédie de Lac-Mégantic ? À cette question délicate, Benoit Aquin propose une réponse visuelle réfléchie, complexe, rejetant aussi bien les figures imposées du genre journalistique que les métaphorisations esthétiques de ses contreparties artistiques. C’est donc en vain que l’on cherchera dans cette exposition ces représentations outrancières de la détresse humaine coutumières du photojournalisme canonique. De plus, aucune monstration explicite de l’épicentre du drame ou d’exhibition impudique de la source du mal – le brasier d’hydrocarbures – ne vient happer l’attention du spectateur. Il n’y a pas, dans cette exposition, d’images ostentatoires de la catastrophe. Les photographies composant la série Mégantic ne sauraient pour autant être qualifiées d’allusives, d’elliptiques ou de contre-informatives. Aucun abus esthétique ni aucune exacerbation stylistique particulière ne vient en effet atténuer le fort indice de réalité immanent à ces images prises dans l’après-coup de l’événement. Quel équilibre, ou plus précisément quel déséquilibre critique dès lors établir entre deux types de traitement aux ambitions antagonistes : une littéralité impudente qui contrecarre le nécessaire travail d’imagination d’une part, une symbolisation excessive qui vide de leur substance politique les plus graves sujets d’autre part ? …
Il serait réducteur d’affirmer que le regard posé par Benoit Aquin sur cette tragédie procède simplement de l’évitement des poncifs de l’un ou de l’autre des genres. Il serait également simpliste de statuer que son travail pointe en direction d’une forme de journalisme esthétique réfutant les conventions de l’information visuelle, tout comme il serait erroné d’avancer que celui-ci est assimilable à cet art « historien » que les rigueurs de l’enquête journalistique parfois indisposent. Le travail de Benoit Aquin n’oscille pas entre ces deux pôles de la fabrique visuelle ; il les place plutôt en vis-à-vis, non pas pour les opposer, loin s’en faut, mais pour en transcender les limitations respectives. Emblématique de cette synthèse disjonctive est l’œuvre Débris (2013), un diptyque montrant, à la manière d’une planche de Rorschach utilisée en psychopathologie clinique, le dédoublement d’un amas de ferraille. L’image qui en résulte est celle d’un gigantesque insecte ou de quelque autre chose de semblablement repoussant. Cette ferraille représente non plus les débris distordus de telle structure rendue méconnaissable par l’intense chaleur, mais les entrailles grossies d’une bête immonde. L’image éveille des peurs archaïques auxquelles, bien entendu, s’ajoutent celles que suscite l’événement lui-même. La présentation en diptyque, la confusion des rapports d’échelles, mais également l’emploi du flash – procédé utilisé dans l’ensemble de la série photographique – concourent à la production de cet effet apotropaïque.
Les artefacts, les lieux, les bâtiments, les gens, tout est soumis à violence unificatrice du flash, véritable fil rouge de la série. L’éclair met en exergue le moindre élément de ces scènes que Benoit Aquin a choisi de photographier la nuit : les rives souillées de la rivière Chaudière, le revêtement fondu d’une habitation, le visage éteint d’un homme, le désordre d’une pièce, des flocons de neige, un panneau de signalisation ferroviaire. On pense immédiatement aux protocoles photographiques en vigueur dans le domaine de la criminalistique. L’un des tirages consiste d’ailleurs en la reproduction d’une image de presse annotée ayant servi à reconstituer les événements. La valeur probatoire de la photographie est très présente dans cette exposition.
À l’instar du flash dont la patine lumineuse recouvre l’ensemble des tirages, l’accrochage ininterrompu des épreuves, où chacune des images est contiguë à la suivante, concourt à homogénéiser la proposition visuelle. La quarantaine de tirages exposés se présentent ainsi comme les constituants d’une seule et même frise. Aucune lecture chronologique ou narrative ne peut toutefois résulter de ce mode de présentation dépourvu de temps d’arrêt. Impossible du reste de subordonner les composants de cette syntaxe visuelle à l’autorité d’un quelconque récit des événements. Vues rapprochées d’objets usuels ou de spécimens végétaux, plans de ville, portraits funéraires, constats visuels de la destruction, on a davantage affaire à un inventaire de regards photographiques, à un tableau synoptique de protocoles de figuration, qu’à une reconstitution raisonnée des faits. Or, c’est précisément là, dans l’hétérogénéité des catégories auxquelles rattacher ces diverses représentations, que l’œuvre de Benoit Aquin trouve sa singularité.
Ni totalement dénotative, ni foncièrement connotative, pour employer une terminologie un peu surannée, son œuvre sait éviter les obstacles auxquels se heurtent bon nombre de représentations soucieuses de rendre compte des événements contemporains. La diversité des regards posés, le minutieux travail d’enquête réalisé, un sens éthique développé, l’affranchissement vis-à-vis des contingences de l’actualité et un véritable savoir des esthétiques documentaires l’en assurent.
Les images de Benoit Aquin, à l’instar de celles précédemment réalisées avec Haïti (2010-2011) ou Le « Dust Bowl » chinois (2006-2007), échappent à cette double chausse-trape dans laquelle s’enfoncent la plupart des images événementielles : une représentation pathétique des faits subordonnée à un impératif émotionnel et testimonial d’une part ; une représentation métaphorique indexée à une posture d’auteur distanciée de toute intention informationnelle d’autre part.
Vincent Lavoie est professeur au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Ses intérêts de recherche portent sur les formes contemporaines de l’attestation visuelle. Ceux-ci ont conduit à la réalisation de publications, parmi lesquelles Photo-journalismes. Revoir les canons de l’image de presse (Éditions Hazan, 2010) et Imaginaires du présent. Photographie, politique et poétique de l’actualité (Cahiers ReMix Figura, 2012, en ligne). Il a dirigé un dossier thématique pour la revue Ciel variable sous le titre « Forensique / Forensics » (no 93, hiver 2013) autour des croisements entre l’art et la criminalistique. Vincent Lavoie est membre régulier de Figura, centre de recherche sur le texte et l’imaginaire (UQAM), où il dirige la revue universitaire Captures. Figures, théories et pratiques de l’imaginaire.