[Printemps 2010]
par Jacques Doyon
Ce numéro présente des portraits de personnes de toutes conditions sociales, le plus souvent photographieées dans leur intérieur. On y trouve aussi des vues de lieux privés dont les aménagements, le décor, le mobilier sont témoins d’une présence. On peut considérer que l’individualité, la représentation de soi, se manifestent dans les traits, la pose, l’habillement qui caractérisent une personne et que le façonnement de l’environnement immédiat participe aussi de cette présence à soi et aux autres. Pour autant, on ne peut nier que toutes ces manifestations extérieures de l’identité sont constituées des mêmes éléments qui nous rattachent aux autres. Nous habitons nos corps comme nos lieux de vie, nous les animons d’une présence qui est construite à même les matériaux d’une culture commune. C’est cette portée sociétale du portrait, avec une dimension presque typologique dépassant le biographique, qui nous apparaît comme le point de rencontre des travaux des photographes réunis dans ce numéro; ils ont aussi en commun d’être marqués d’un croisement de cultures et d’une déterritorialisation, à la fois culturelle et sociétale.
Gabor Szilasi en propose peut-être l’exemple le plus probant. Originaire de Hongrie et établi à Montréal dès 1957, Gabor Szilasi découvrira ici une société largement rurale en voie de modernisation accélérée dont il se fera le témoin attentif et sur laquelle il portera, tout au long de sa vie, un regard empreint de curiosité et d’humanisme. Cette quête incessante d’images fera de lui le photographe québécois ayant produit le plus ample portrait de la diversité québécoise. Des classes populaires et rurales à la vie intellectuelle et artistique, de la vie familiale au sort des éclopés de la société, de la campagne québécoise des années 1960-1970 à la ville des années 1970-1980, avec une insistance sur les façades architecturales et le kitch commercial, tout l’intéresse. Sans oublier les regards sur sa société natale. La sensibilité et l’ampleur de cette oeuvre viennent de lui valoir l’obtention du prix Paul-Émile Borduas.
Chez Olga Chagaoutdinova, Russe d’Extrême-Orient vivant au Canada depuis dix ans, l’établissement à l’étranger aura plutôt contribué à éveiller un intérêt renouvelé pour sa propre culture. Ses images de Russie montrent finement ce moment transitoire où une tradition encore forte montre tout de même les signes d’un délitement, marqué par une invasion progressive des valeurs de consommation occidentales. Vues d’intérieurs et portraits permettent de percevoir des conditions de vie modestes marquées par les premières traces de la surenchère et de l’artificialité consuméristes. Olga Chagaoutdinova s’est aussi intéressée à la vie cubaine, cherchant peut-être un parallèle inversé dans une société habitée des traces du luxe décadent des palaces d’antan.
Chez Hu Yang, le décalage culturel est d’un autre ordre. Shanghai Living, la série que réalise ce photographe documentaire récemment établi au Canada, est composée de plus de 500 portraits de gens photographiés dans leur intérieur. Chacune de ces images est accompagnée d’un court extrait d’entrevue où s’expriment les valeurs, les aspirations et les modes de vie contrastées des diverses couches de la société chinoise. L’ensemble rend compte des impacts très concrets, sur la vie quotidienne de ses habitants, du développement capitaliste accéléré d’une ville longtemps tenue à l’écart de la modernisation. Ce travail constitue un témoignage remarquable du balayage d’une culture traditionnelle et d’une transformation radicale de ses modes de vie.